Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Les Mémoires de l'Ombre

28 février 2010

Prologue

Prologue
Bienvenue dans Les Mémoires de l’Ombre. Table des matières: Histoire 1: BalthazarHistoire 2: Xezbeth Histoire 3: SephaëlHistoire 4: Suton Présentation des Personnages Principaux CAÏN Il est le tout premier "démon" de cet univers. Il a longtemps aussi...
Publicité
1 décembre 2014

Histoire 1 : Balthazar - Chapitre 1: Silviana

Histoire 1 : Balthazar

Chapitre 1 : Silviana

 

Les volets fermés, les portes barricadées, les femmes étaient réunies dans un coin de la pièce, les unes serrant leurs enfants, essayant de calmer leurs pleurs, d’autres s’étaient munies de tout ce qui pouvait être utilisé pour se défendre et pour finir une dernière partie, des larmes séchées sur leurs joues tenaient fermement dans leurs mains de petites croix de bois en murmurant des prières.

Silviana priait avec les autres, avec le plus de ferveur possible : tout ceci ne pouvait être qu’une épreuve. Dieu ne les aurait jamais mis en danger, elle et son père, en permettant la mutation de ce dernier aux frontières de l’Empire d’Occident, dans ces contrées sauvages qu’étaient le nord de la Grande Bretagne civilisée, au sud de l’ancien mur d’Hadrien.

Comme les autres Ceinturions et Légionnaires, il se tenait dehors, prêts à affronter les barbares qui avançaient inlassablement depuis la Saxe.

Qu’elle était loin leur demeure de Rome et les jours paisibles où sa mère et son frère étaient encore en vie.

Un frisson parcourut toutes les jeunes femmes lorsque les premiers cris des hommes retentirent, suivit peu à peu par le fracas des armes. A chaque cri on pouvait voir la marée humaine que formaient les femmes tressaillir, alors que les fracas semblaient toujours plus se rapprocher.

Une odeur forte vint flotter dans les airs et l’atmosphère devint pesante et sèche. Soudain, une partie du toit en chaume s’affaissa, provoquant la dispersion des femmes et de quelques flammèches : le toit était en feu !

Dans la précipitation, elles partirent toutes dans des directions différentes, tombant au plein milieu des combats. Silviana erra à droite puis à gauche, sans trop savoir quoi faire, tenant toujours aussi désespérément sa croix, puis, poussée par deux autres jeunes filles du village qui firent demi-tour en criant et en pleurant, elle se trouva nez à nez avec deux barbares.

Ils étaient habillé de peaux de bêtes, certaines n’étaient même pas tannées et ornaient leurs épaules de fourrures, les transformant en gros fauves. Ils étaient armés d’haches, de grandes épées et de massue et tout dans leur posture était menaçant.

Poussant à son tour un cri strident, elle se mit à fuir, ayant du mal à contrôler ses jambes qui lui semblaient trébucher sur la moindre motte de terre. Les deux hommes étaient toujours derrière elle, eux aussi courraient en l’abreuvant de paroles qu’elle ne comprenait pas. Heureusement, ils n’étaient pas très rapides à cause du poids de leurs armes.

Plutôt que de rester dans le village, elle dévala la colline vers les plaines en espérant trouver une cachette. Malheureusement le terrain avait été dégagé depuis des années afin de prévenir une invasion du nord et il n’y avait que de l’herbe à perte de vue, et au loin, se rapprochant, le mur d’Hadrien, encore fièrement debout, bien qu’une partie se soit effondrée lors de la dernière attaque qu’elle avait eu à contenir.

Silviana savait que tous les soldats étaient au village pour le défendre, mais elle se mit à rêver qu’il reste un guetteur qui pourrait lui venir en aide.

Hélas, rien de cela n’arriva et elle se retrouva face au mur, toujours poursuivie. Un instant elle voulut s’arrêter, après tout, elle était au bord des terres civilisées romaines, derrière ce mur, c’était un pays inconnu et sauvage où régnaient encore dragons et géants… Elle était dans un cul de sac.

Puis sa résolution prit le pas sur sa peur. Il y avait peut-être des dragons et des géants, mais elle ne les voyait pas encore, contrairement aux deux brutes derrière elle ! Serrant les dents, elle se mit à escalader vaillamment la partie éclatée du mur et redescendit en vitesse de l’autre côté.

Lorsque son pied toucha le sol, un frisson la traversa. Ca y est, elle était sur une terre impie. Le sol ne s’ouvrit cependant pas sur elle et elle entendit avec horreur le bruit de ses assaillants qui gravissaient difficilement les débris. Désespérée et fatiguée, elle reprit sa course, traversant une nouvelle plaine en direction des quelques arbres qu’elle voyait au loin. Des buissons épineux agrippèrent sa robe et la déchiquetèrent quand elle tirait dessus pour se libérer. A bout de force, elle passa les arbres, trébucha sur une branche et tomba par terre, prête à s’effondrer en pleurs.

Levant la tête, elle tomba alors sur un spectacle étonnant : là, au milieu de quelques arbres épars se tenait d’immenses pierres qui semblaient avoir été sculptée et levée, de façon à former un cercle.

Et là, surgissant des arbres, cinq cavaliers apparurent, semblant tout aussi immenses que des montagnes. Silviana ne sut dire ce qu’elle remarqua en premier, si ce fut leur peau quasiment découverte et couvertes de marques bleues ou bien les épées imposantes et longues qu’ils transportaient dans leur dos… Ou bien les yeux tout aussi profondément bleus du premier homme.

Elle aurait dû avoir peur, ça ne faisait aucun doute, mais en ce moment elle était trop lasse pour réagir. Brandissant un bras dans leur direction, elle leur lança un appel au secours muet à travers ses larmes avant de perdre connaissance.

Quand les deux saxons sortirent à leurs tours du fourré, ils se trouvèrent face à ces cavaliers géants et choisirent stratégiquement de s’enfuir retrouver leurs camarades. 

Le premier homme, à la longue chevelure rousse, approcha avec adresse son cheval de la jeune femme et mis quelques instants pied à terre pour jeter le corps évanouie en travers de sa selle.

silviana264 (Silviana)

***

Le ciel se peignait de nuances plus sombres face à elle et la femme passa une main sur son front avant de donner un léger coup sur la croupe de la brebis qui se trouvait devant elle et de se lever.

La bête poussa un bêlement et s’empressa de rejoindre son agneau au milieu du petit troupeau.

Silviana prit quant à elle son seau de lait et remonta difficilement la pente jusqu’à une maison d’allure rustique avec ses poteaux de bois non taillés, mais aussi solide que les pins qui la formaient. Elle déposa le lait dans la remise qui servait aussi d’atelier et ressorti en s’essuyant les mains sur le tablier recouvrant sa robe toute simple en laine blanche. Elle resta un instant à survoler de son regard distant le paysage, les terres sauvages qui s’étendaient, le petit carré de terre cultivé et l’espace où paissaient les moutons.

Les habitants du village ne savaient jamais très bien à quoi elle pensait, mais elle avait eu du mal à s’adapter, et on doutait toujours qu’elle le fut. Les rudes maisons qui étaient les leurs semblaient être traversées par ses yeux pour se fixer sur le lointain, un lointain autrefois chez elle.

Mais c’était autrefois.

La seule chose qui semblait réellement lui donner vie, c’était la tête rousse qui courait présentement au milieu des moutons en riant. Un petit garçon qui poussait trop vite, aux jambes et aux bras semblant trop longs pour le reste de sa personne et qui donnait des coups d’une épée en bois sur un ennemi imaginaire.

-Mère ! Mère ! Cria celui-ci en grimpant jusqu’à elle. Regarde ma nouvelle botte secrète !

Celle-ci poussa un petit soupir indulgent face à la démonstration du garçon, et avec un doux sourire, se pencha élégamment vers lui pour lui essuyer ses joues maculée de poussière du revers de sa manche.

Le petit garçon fut alors coupé en plein élan.

-Mèèèèère !!!! Gémit-il en essayant de s’échapper.

Qu’ils étaient différent, lui d’un roux éclatant, elle d’un brun sombre, lui de la carrure carrée et longue des géants des highlands, elle d’une finesse et d’une grâce toute romaine. Mais leur peau olivâtre était la même, dépourvue de tâches de rousseurs, et leurs yeux du bleu des mers du sud.

-Que t’ai-je déjà dit Balthazar ? Demanda-t-elle doucement.

-Attendre le retour de Père pour m’entrainer… maugréa de mauvaise grâce l’enfant.

-Bien, vas donc rentrer le troupeau dans la bergerie avant qu’il ne pleuve… Ce qui ne devrait plus tarder.

-C’est pas grave, c’est qu’un peu de pluie ! Ca ne tue personne ! Répliqua l’enfant en singeant son père qui répétait souvent cela à sa femme.

-Oui… Qu’un « peu » de pluie… Marmonna-t-elle alors qu’il dévalait à toute vitesse vers le troupeau.

Elle frotta ses bras, prise d’un mauvais pressentiment.

Elle ne comprenait pas ces terres, si différentes de celles où elle avait vu le jour, leurs esprits et leurs magies divergentes. Ici les gens croyaient aux forces qui parcouraient la terre comme des courants souterrains, ils croyaient à un pouvoir terrestre et non spirituel.

Instinctivement, elle chercha dans son col sa petite croix qui ne l’avait jamais quitté.

Elle n’avait jamais pût élever son enfant dans les préceptes chrétiens mais lui avait inculqué quelques notions, en plus de lui donner comme prénom celui d’un roi mage, celui qui venait du sud, une direction qu’elle rêverait de prendre si elle n’avait pas aussi peur.

Secouant la tête face à sa propre impuissance, elle rentra dans la demeure et referma la porte pour ne pas laisser entrer le froid. Par reflex, elle donna un coup de tison dans les flammes du foyer qui se trouvait au milieu de la pièce et plaça deux briques prés de celui-ci.

Ce soir elle les placerait au fond de leurs lits pour que leur chaleur imprègne les couvertures.

Puis elle se dirigea vers le garde-manger, de plus en plus vide pour en sortir quelques légumes à rajouter au bouillon qui chauffaient dans la marmite.

Si ça continuait, il leur faudrait tuer un nouveau mouton.

Et c’était comme ça depuis quatre mois, depuis qu’une partie des hommes, dont celui qui vivait avec elle, car pour elle il n’était pas vraiment son mari, était partie aider un Clan allié à repousser une invasion Scots.

Il n’y avait plus personne pour les protéger elle et son fils, plus personne pour s’occuper de leur lopin de terre ou des bêtes. Silviana faisait ce qu’elle pouvait, mais elle était incapable de labourer les champs ou de partir vendre une partie de ses bêtes au marché.

Elle entendit le pas bousculé des moutons qui rejoignaient la bergerie attenante à la maison et songea alors à toutes ces tâches qui l’attendaient. Egorger une des bêtes, tondre le reste, traire les brebis, filer la laine, teindre la laine, tisser la laine, il fallait une nouvelle pièce de tissus à Balthazar qui poussait plus vite que sa mère n’avait de temps pour créer un nouveau tartan.

Elle devrait peut-être aussi aller dans la forêt, au risque de se faire dévorer par un ours, pour chercher des légumes sauvages et des baies.

Des rides d’inquiétudes lui marquaient constamment le front. L’épreuve était trop difficile, se répétait-elle souvent, puis elle s’en voulait et demandait au Seigneur de la pardonner de ces pensées indignes. S’il avait décidé qu’elle devait subir tout ça, il devait y avoir une raison.

Balthazar entra dans la pièce principale et approcha ses mains du feu tout en observant sa mère se parler à elle-même à voix basse, ce qu’elle faisait si souvent qu’il n’y faisait plus attention.

Il approcha son visage de la marmite qui fumait au-dessus des flammes et fit la grimace devant le bouillon tellement dilué qu’on ne sentait même plus le goût de la viande, et encore moins sa texture.

-Euuuh… Quand est ce que Père revient ? Demanda t’il tout à fait innocemment mais sa mère qui se crispa brutalement sur le plan du travail, avant de pousser un grognement intelligible, lui faisant regretter sa question.

En plus il venait de se rappeler lui avoir posé la même question hier, et avant-hier, et tous les soirs depuis un mois.

Mais ce n’était pas sa faute si la réponse ne les satisfaisait ni l’un ni l’autre.

Il alla s’effondrer sur l’une des chaises couverte d’une peau de mouton et poussa lui aussi un petit soupir mélancolique.

C’est alors que la porte d’entrée, celle côté village s’ouvrit et laissa entrer une femme aux longs cheveux blonds retenus en tresses :

-Silviana, Bal’, les hommes sont de retours ! Annonça-t-elle avant de repartir tout aussi brusquement.  

Balthazar bondit de sa chaise, le visage lumineux et courut jusqu’à sa mère qui le souleva de terre un bref instant, il était devenu trop lourd pour elle, tout en riant de joie.

Cela signifiait tant de choses : la fin de la peur, la fin des privations… Silviana, qui se gardait d’éprouver le moindre sentiment passionnel pour l’homme qui l’avait sauvé, éprouvait néanmoins gratitude et respect pour lui, c’est pourquoi elle retira en hâte son tablier et tenta d’arranger sa coiffure avant de se précipiter à la suite de Balthazar qui ne l’avait pas attendu.

Les femmes, les enfants et les anciens s’étaient réunis sur la place centrale du village alors qu’arrivait au pas les épais et robustes chevaux montés par leurs cavaliers, le chef en tête.

Ils avaient tous l’air fatigués et fourbu, plus abimés aussi. Adelar, le chef, descendit lourdement de sa monture pour prendre ses deux fils dans ses bras, ce que les femmes interprétèrent comme le droit d’aller chercher leurs propres compagnons.

Silviana et Balthazar se frayèrent un chemin au milieu des embrassades, tentant de se lever au plus haut pour voir au-dessus des hautes statures, mais ils finirent par arriver en queue de la file où il n’y avait plus que deux montures attelées à un traineau.

-Mais c’est Pied-Vif ! Reconnu l’enfant en allant prendre les rênes du cheval de son père pendant que Silviana portait la main à sa bouche, refusant d’y croire.

En quelques instants, elle venait de passer de la joie au désespoir le plus intense et le plus âgé des guerriers qui n’avait personne à embrasser vint la voir et lui posa une main miséricordieuse sur l’épaule :

-Je suis désolé Silviana… Un mauvais coup de hache…

Elle fit un signe de dénégation de la tête et voulut se retirer brutalement de l’étreinte mais alors que la colère brûlait en elle, à l’extérieur elle continuait à regarder son fils se demander ce que le cheval de son père faisait là.  

Puis elle finit par arriver à faire quelque pas pour apercevoir, dans le traineau, deux silhouettes emmaillotées dans leur tartan.  Au même moment, l’autre veuve se jeta en pleurs sur la dépouille de son mari et le guerrier laissa Silviana pour s’occuper d’elle.

C’est sans doute à ce moment-là que Balthazar réalisa tout ce que cela signifiait. Il lâcha les rênes de Pied-Vif et recula, avant de se tourner vers sa mère :

-Non ? C’est pas vrai ? Demanda-t-il d’une voix implorante, mais comme elle ne pouvait rien lui répondre, il se précipita dans son giron et se mit à serrer fortement sa jupe sans échapper aucun bruit.

Elle ne sût jamais s’il avait pleuré à ce moment-là.

**

On organisa une grande cérémonie funéraire dans la vallée où l’on enterra les deux guerriers. Silviana refusa d’y assister, mais Balthazar regarda le corps de son père être placé dans la fosse avec des objets qu’il avait lui-même choisi : la chaise où il s’asseyait toujours et son bol préféré. Il rajouta même le petit cheval de bois qu’il lui avait fabriqué quand il avait cinq ans.

Adelar vint le voir alors qu’il faisait ses adieux et posa sa main sur ses cheveux :

-Je suis attristé de ce qui est arrivé à ton père Bal’. C’était un excellent pisteur… Et c’était un homme sage et généreux…

Balthazar renifla en grimaçant. Il ne voulait pas pleurer devant tout le monde.

-… Mais quel dommage que Silviana ne soit pas là… Quoiqu’il en soit, ne t’en fait pas, nous tous ici t’apprendrons tous ce que ton père t’aurait appris. Tu deviendras toi aussi un grand guerrier et tu lui feras honneur.

Balthazar hocha la tête et regarda son père disparaitre sous la terre qu’on entassait afin de remplir le trou. Puis, comme la tradition le voulait il prit une pierre et la posa au-dessus.

Ici reposait son père pour l’éternité.

Il ne comprenait pas vraiment ce que cela représentait, alors qu’il n’était qu’un petit garçon de 7 ans et que tous les membres de son village étaient autour des deux tombes. Ni pour son père, ni pour lui-même. Mais pour lui, c’était incontestablement aujourd’hui que commençait son histoire, sous un ciel gris et quelques gouttes de pluie.

Il resta plus longtemps que les autres et lorsqu’il n’y eut plus personne à des lieux, il en fit la promesse à son père :

-Je serais plus qu’un très grand guerrier. Je serais LE guerrier. Personne ne pourra me toucher et jamais personne ne pourra me tuer. Je le jure devant tous les dieux et les hommes.

Il se laissa tomber à genoux sur la terre toute juste retourné, alors que se mettait à tomber une véritable averse.

Comme si le ciel savait déjà ce qu’il adviendrait de cette promesse.

balthazar262

***

Après la mort de son père, Balthazar dût subir de voir sa mère tomber dans une lente dépression. De l’avis de tout le village, Silviana était une créature fragile. N’était-ce pas d’ailleurs le cas de tous ceux qui venaient des basses terres ?

Celle-ci ne sortait plus de leur maison, c’est à peine si elle se rappelait devoir effectuer les tâches domestiques vitales. Elle divaguait dans les pièces tout en se parlant à elle-même ou à son dieu.

Elle avait quelques moments de lucidité, et Balthazar en profitait pour les passer avec elle. D’autres fois, elle se plongeait dans son passé et racontait toute sorte de choses à son fils. Ce dont elle se souvenait de sa vie à Rome, ses parents, leur déménagement dans les îles et même des passages entiers de l’ancien et du nouveau Testament.

Au vue de ce qui arrivait à sa mère, le petit garçon n’eut pas d’autres choix que de prendre tout en main : il s’occupait désormais seul du troupeau et dès l’âge de neuf ans partit tout seul au grand marché vendre la laine, les quelques étoffes que tissaient sa mère et quelques bêtes. Avec l’argent qu’il gagnait il ramenait de la farine et des légumes.

L’année de ses dix ans, il reprit aussi en main les terres que son père cultivait autrefois et n’ayant point de bœufs et se refusant à utiliser le cheval de combat, il maniait la houe et l’araire par sa seule force.

Devoir s’occuper de toutes ces tâches et de sa mère lui laissait peu de temps pour s’entrainer, mais chaque homme, selon la promesse d’Adelar, l’acceptait dans ses entrainements.

Il évitait cependant ceux de ce dernier à cause de ses deux fils, l’un plus âgé de deux ans, l’autre le succédant d’une année. Il avait vite compris que ces deux-là le considérait comme un parasite dans leur village.

Il n’avait cependant pas le temps de s’en préoccuper.

Le temps qui passait ne lui apparaissait que par la hauteur du monticule de pierres qui se dressait sur la tombe de son père. Une fois par an il s’y rendait et en rajoutait une tout en répétant intérieurement sa promesse.

Cinq pierres s’y trouvaient alors qu’il en revenait, ce qui lui faisait à présent 12 ans.

*J’ai presque l’âge pour partir au combat* Songea t’il intérieurement en entrant dans le village.     

Il fut coupé dans ses pensées par des ricanements, puis une giclée de boue aspergea sa joue.

-Eh ! Le fils de l’étrangère ! D’où tu viens pour rentrer aussi crotté !

Balthazar lança un regard furieux sur Gavin, l’ainé d’Adelar, qui se tenait avec son petit frère assis sur le puits.

Il détourna aussitôt la tête en se morigénant tout en essuyant sa joue d’un geste brusque :

*Ignore les…*

-Mais qu’est-ce que je raconte ?! Il est toujours aussi dégueulasse le petit paysan ! Ajouta Gavin.

-La Folle n’a certainement pas assez de tête pour se rappeler comment on se lave ! Ajouta Aron, le petit frère.

Balthazar pressa le pas et serra les mâchoires.

Autrefois, du temps du vivant de son père, personne n’aurait osé insulter Silviana sans le payer chèrement. Maintenant qu’il n’y avait plus personne pour les protéger, même les plus compatissants l’appelaient « la Folle ». Il se contentait juste de le chuchoter quand il était dans les parages afin de ne pas le blesser inutilement.

« La Folle », « le fils de l’étrangère », « le batard » même parfois. Il s’efforçait d’ignorer tout cela.

Il n’accéléra pas son allure, même s’il était décidé à les ignorer, il n’avait aucune raison d’avoir l’air honteux. Il était Balthazar, fils de Darren, un grand guerrier, et de, en tout cas c’était son avis, la plus belle femme du village : Silviana.

*Qu’ils aillent au diable…* Maugréa t’il intérieurement en reprenant une des imprécations préférée de sa mère. 

-Eh ! Regarde nous qu’on on te cause le paysan !

Gavin venait de l’attraper au col et le retourna vers lui avant de le pousser par terre. Surpris, Balthazar atterrit sur les fesses au milieu des rires de Aron et de l’air satisfait de Gavin.

Cela ne dura pas longtemps car il sauta aussitôt sur les jambes de son agresseur, le souleva et l’envoya voler plus loin comme s’il s’entrainait au lancer de tronc.

Le garçon s’écrasa rudement par terre, et cela n’arrangea à rien son humeur.

-TOI ! Comment oses-tu ! Tu vas le payer ! Avec moi Aron !

Gavin et Aron lui foncèrent alors dessus, mais Balthazar était prêt à les recevoir. Il bouscula le plus jeune et arrêta le poing de Gavin d’une main, tout en le frappant à la mâchoire de l’autre. Comme les adolescents étaient aussi fier les uns que les autres, ils continuèrent à s’échanger des coups et leurs cris attirèrent vite de nombreux badauts qui impressionné, voyait le jeune Balthazar tenir tête à deux ennemis, qui plus est les fils du chef du village !

S’il était moins entrainé au maniement des armes que les deux garçons, le travail de la terre avait donné au jeune garçon une musculature de taureau. Ses coups de poings étaient redoutables et il arrêtait les assauts de ses adversaires d’un bras, sans même bouger sur le choc.

Gavin et Aron qui avaient originellement voulu l’humilier voyaient avec fureur leur farce se retourner contre eux. Et quand leur père qui était depuis un moment sortit de sa maison éleva la voix pour arrêter le combat, ils étaient abimés, mais surtout rouge de colère.

- Que se passe-t-il ici ? Gavin ? Bal’ ?

Les deux garçons restèrent muets, l’un à cause de son humiliation et accuser Bal de l’avoir agressé le premier le ferait passer pour une mauviette, l’autre parce qu’il était lâche de se plaindre auprès du Chef du village parce qu’on avait insulté sa mère.

-Je vois… Vous serez donc tous deux punis à un mois de travaux d’intérêt général ! Gavin, tu pourras commencer par le toit de Fergus, il y a une fuite depuis la dernière tempête !

-Oui père…

-Et toi Aron rentre aider ta mère et tes sœurs !

Le benjamin grimaça devant l’insulte. Aider des femmes, quelle humiliation ! Mais il hocha quand même de la tête et disparut dans la maison.

Balthazar n’avait pas bougé et Adelar le regarda longuement. Le chef se sentait à la fois agacé de voir que ce garçon, batard et pauvre, avaient écrasés ses deux fils devant presque tout le village, mais il voyait aussi un potentiel qu’il serait dommage de gâcher. Il avait besoin de guerriers puissant et fiable pour tenir les autres tribus à distance.

Il prit donc l’épaule du garçon et l’invita à faire un tour avec lui.

-Comment va Silviana ses derniers temps ? Demanda-t-il en se dirigeant vers la lande.

-Comme d’habitude, répondit Balthazar. Ni mieux, ni moins bien.

-Je sais que tu travailles beaucoup sur vos terres.

-Oui.

-On ne te voit pas beaucoup aux entrainements.

-Trop de travail… Pas le temps…

-Mais ton père aurait aimé que tu deviennes un guerrier, tu le sais ?

-Oui… Et ce n’est pas faute de le vouloir, mais…

-Silviana, soupira Adelar.

-Je suis tout ce qu’il lui reste. Et sans mon travail, nous risquons de manquer de vivre durant la saison froide.

-Tu es un garçon très brave. Sache que dès que tu t’en sentiras prêt, je m’occuperais personnellement de ton entrainement.

Balthazar hocha la tête et resta un instant immobile à contempler la forêt alors que le chef revenait sur ses pas.

Il ne pouvait s’empêcher de fixer les bois à chaque fois qu’il se trouvait en leur présence. Il savait que sa mère était venue de l’autre côté et s’était souvent pris à rêver d’aller voir le monde d’où elle venait.

Mais comme toujours, il détourna le regard et prit la direction de la maison.

En passant la porte, il découvrit sa mère affairée du côté de la réserve. Il espéra qu’elle était dans un de ses moments de lucidité, et effectivement, le jeune femme se retourna vers lui et retint un cri devant sa tenue.

Son combat l’avait rendu quelque peu débraillé, poussiéreux et décoiffé.

-Mais que s’est-il passé ?

-Gavin et Aron, grogna Balthazar. Mais je leur ai donné une bonne correction.

Il laissa la brune l’arranger et ne rata donc pas son regard qui se ternit à cet énoncé, puis le rictus qui crispa sa bouche.

-Je sais ce qu’ils murmurent quand ils croient qu’on a le dos tourné, marmonna t’elle d’une voix sèche et lointaine et il sut qu’elle l’avait à nouveau quitté.

La serrant dans ses bras, il tint son corps si fin, si frêle, entre ses bras.

-C’est pas grave maman, je suis là, je te protège.

Il l’aida à s’asseoir sur sa chaise et Silviana lui peigna les cheveux de sa main.

-Un jour nous retournerons là d’où nous venons… Là où le soleil baigne la terre, au milieu des champs dorés et des plantations d’oliviers… Tu verras Balthazar comme c’est beau, la méditerranée.

Le garçon hocha la tête, mais il ne pouvait que tenter d’imaginer les étranges endroits dont sa mère lui parlait.

-Ma mère m’a raconté autrefois une étrange légende qui vient de là-bas, continua Silviana d’une voix rêveuse. Il y a au bord de la mer une grande montagne au sommet de feu. Le Vésuve qu’il l’appelle là-bas. Il y aurait un ancien temple là-bas où vivrait un génie qui exauce tous les souhaits. Absolument tous les souhaits. S’il était ici, je lui demanderais de me ramener à Rome auprès de mes parents, dans notre ancienne villa. Ce serait bien, hein Balthazar ? Je ne veux pas mourir ici, sur cette terre impie, loin de tout… Comment pourrais-je rejoindre notre Seigneur s’il n’y a pas de prêtre pour ma dernière bénédiction ?

Balthazar ne savait pas quoi lui répondre. Il se releva alors que la femme pleurait de grosses larmes en hoquetant et la serra à nouveau contre lui.

Ce fardeau… était trop grand pour lui.

***

Deux pierres de plus se trouvaient sur la tombe de son père quand il rentra chez lui après quatre jours passé au marché des bêtes. Il était heureux d’avoir vendu tous ses moutons à un excellent prix, mais cette euphorie ne dura guère longtemps.

Devant l’âtre éteint depuis au moins deux jours se trouvait le corps de sa mère, étendu. La pièce était glaciale et l’adolescent se précipita à son chevet, la découvrant brûlante de fièvre.

Il s’empressa de la porter jusqu’à son lit et la couvrit de toutes les fourrures qu’ils possédaient. Il ranima le feu et fit chauffer des pierres et une marmite d’eau.

Il lui était difficile de quitter sa mère dans cet état mais il courut trouver le druide du village. Ses cris attirèrent aussi l’attention de grands nombres de commères, dont leur voisine directe. Plein d’aigreur contre elle, Balthazar la tira par un bras pour l’empêcher de partir se cacher chez elle :

-JE VOUS AVEZ DEMANDÉ DE VÉRIFIER QUE TOUT ALLAIT BIEN !!!

La femme tenta de s’échapper de l’emprise de l’adolescent, mais il était trop fort pour elle.

-Tout avait l’air d’aller bien… Maugréa-t-elle de mauvaise foi.

-PAS DE LUMIERE PENDANT DEUX JOURS VOUS APPELEZ CA « ALLER BIEN » ???

-Allons mon garçon, le retint le druide Demidos.

Par respect pour l’ordre d’un membre aussi important de la communauté, Balthazar la lâcha, comprenant soudainement qu’à chaque fois qu’il avait laissé sa mère en lui demandant de s’occuper d’elle, elle n’avait rien fait. Inquiet, il en voulait soudain à tous ces gens qui l’avait vu grandir mais qui ne semblait ne leur vouloir aucun bien.

Pourquoi son père, Darren, était-il mort ? Savait-il seulement dans quel pétrin il avait laissé sa femme et son fils ?

Retenant ses larmes, il suivit le druide jusque chez lui et lui montra sa mère qui gémissait à présent des paroles sans sens, dans sa langue natale.

L’homme fit diverses observations sur elle, puis resta un instant songeur :

-Ceci est préoccupant Bal’, finit-il par admettre. Je vais lui préparer un breuvage et prier Diancecht de lui venir en aide, mais elle se perd elle-même. Si elle ne fait pas d’effort pour revenir, alors rien ne pourra la sauver.

-Mais vous allez la guérir, n’est-ce pas ? Elle ne peut pas rester comme ça, elle est tout ce qu’il me reste…

L’homme se leva et avec un soupir posa une main sur sa tête :

-Si tu as une bête à me donner, je l’offrirais en sacrifice.

Balthazar hocha de la tête.

-Tout ce que vous voudrez. Je vais vous l’apporter.

Néanmoins, malgré les plantes, les prières et le sacrifice, Silviana ne montrait aucun signe d’amélioration. Balthazar avait si peur de la perdre qu’il restait à ses côtés, refusant de la quitter du regard. Il la priait de rester à ses côtés, implorait tous les dieux, celui de sa mère et ceux de son père de la sauver.

Il lui promettait de la ramener chez elle, dans son pays baigné de lumière, dès qu’elle serait rétablie.

De temps en temps des gens venaient frapper à la porte, mais si ce n’était pas le druide ou le chef, il ne les laissait pas entrer, ne répondait même pas.

Puis, finalement, Silviana cessa de respirer un matin.

Après moins de trente ans de vie, la jeune femme abandonna le combat sans avoir pût revoir les rayons du soleil se refléter sur la méditerranée.

Se souvenant de ses volontés, Balthazar tenta de la faire enterrer selon ses croyances, mais le druide et le chef s’y opposèrent et elle fut enterrée aux côtés de son mari.

Même dans la mort, elle était condamnée à se décomposer sous une terre qu’elle détestait, auprès d’un homme qu’elle n’avait jamais aimé.

Conscient de ce fait et de son échec, Balthazar ne pût retenir ses larmes de dépit et laissa toutes les larmes que contenaient son corps couler. De toute façon, pour qui pleurerait-il à l’avenir ? Quel besoin avait-il de les économiser ?

Il n’était qu’un orphelin, fils de paysan, mi-sang, sans dieux et sans foi. 

9 août 2013

Petite Samaël : Présentation

strippetitesamael103

strippetitesamael104

29 novembre 2012

Asmodée, par Sevy

cadosevy084

29 novembre 2012

La première et la dernière fois [Hors série Asmodée/Mammon]

-BON LES GARS ! ON REVIENT PAS AVANT DEMAIN MATIN !!!!! Lança nonchalamment Asmodée en gardant un bras fermement accroché à la fine taille de Mammon qui tentait apparemment de lui échapper. 

-Mais pourquoi moi ? Gémit ce dernier une fois qu’ils furent dans les rues encombrées et bruyantes d’Argos. Pourquoi tu n’as pas demandé à quelqu’un d’autre de venir avec toi si ça t’ennuyais d’y aller seul !

Il ébouriffa ses fins cheveux clairs de contrariété avant d’adresser un coup d’œil excédé au daïmon qui le dépassait d’une tête.

-Des originels, je n’ai strictement rien à apprendre à Béhémoth et il fait un très mauvais compagnon de beuverie. Il me faudrait un bateau entier de tonneau de vin pour le faire tituber.

-C’est vrai qu’il tient bien l’alcool… Un véritable souci quand on voit combien il nous coûte avec toutes ses fantaisies !

-Plus que moi alors ?

-Vous vous valez ! Répondit furieusement  Mammon alors qu’Asmodée éclatait de rire.

-Pour forcer Astha à sortir, c’est tout une histoire et même après ça, il n’y met pas du sien…

-Je ne vois pas pourquoi tu dis ça Astaroth est le seul d’entre vous qui soit fréquentable !

-Astha est un feignant. Point. Pour finir, quand Lucifer n’est pas à coller Caïn, il est enfermé dans son labo à faire on ne sait quoi et si on lui propose quelque chose, on a droit à son air superieur-je-suis-meilleur-que-vous-vous-me-dérangez !

Le géant brun semblait vexé d’avoir été snobé à ce point. Plus le temps passait, et plus Lucifer s’éloignait d’eux, devenait mystérieux et distant, comme s’il avait peur d’être contaminé par leur bêtise ou autre chose.
Quoiqu’il avait toujours eu l’habitude de faire des mystères…

-Et que fais-tu de Leviathan et d’Azazel ?

-Ils sont trop serieux…

-Et alors ? MOI AUSSI je suis sérieux !!!

-Oui mais toi tu es amusant ! Tu prends la mouche pour un rien !

Mammon s’était arrêté de marcher, Asmodée se retourna vers lui, questionneur.  Les muscles crispés, la tête baissé, son compagnon lui déclara alors d’une voix menaçante :

-Je vais t’enterrer si profondément dans la terre qu’on ne se souviendra plus de toi et de ta luxure débordante avant un millier d’année !

-Qu’est-ce que je disais ? Tu te mets toujours en colère pour un rien ! Détends-toi, profite de la vie ! Allons boire ! Je nous ais réservé une salle privée !

Mammon se redressa, et soupira, vaincu :

-Et toi, tu te mets jamais en colère ? Ton élément c’est pourtant le feu…

-Moi ? Je ne suis que plaisir et la colère est incommodante ! Je brûle ma vie par les deux bouts !

-Je vois ça… J’espère juste que tu ne nous amène pas dans un de tes bordels bizarres…

Le silence et le refus de le regarder d’Asmodée furent très révélateurs.

-AS MO DEEEEEEEEEE !!!!!!!!!!

Quelques minutes plus tard, Mammon, plus accablé que jamais, se trouvait dans l’entrée d’une maison bourgeoise pendant que son infernal compagnon devisait joyeusement avec celle qui tenait la boutique.

Pendant ce temps, il ne put empêcher ses yeux avisés de parcourir les objets ayant un peu de valeur des lieux. Mouais, rien de mirobolant à part peut-être ce verre, mais ils en avaient des bien plus beau chez eux. En fait, si Caïn, Lilith et lui n’étaient pas là, ils vivraient tous dans une porcherie, sans aucun raffinement, se fit-il la réflexion. Et ce n’était pas dans les nouveaux arrivés qu’il allait trouver de quoi l’aider… Quoique le petit Bélial semblait prometteur…

Son regard se retourna vers la discussion. En fait, la seule chose vraiment belle ici, c’était…  

Il fut coupé dans sa réflexion par l’arrivée des filles, qui, reconnaissant leur invité, sautèrent toutes à son cou en s’exclamant. Il semblait très populaire ici… Ou l’était-il partout ?

-Il y a aussi mon camarade, ajouta Asmodée en tournant la tête vers lui alors qu’il se faisait déjà embrasser en divers endroits.

C’était peut-être un reflex, ou autre, après tout, il avait déjà eu des relations avec de jeunes femmes… Et sa vanité était de n’avoir jamais eu à les payer, mais devant tout ce flot de filles, le sang lui monta au visage.

Ou était-ce autre chose…

Il avait besoin de se concentrer sur un autre sujet que les pensées perverses qui lui venaient à l’esprit.

-Combien tu paies pour ces filles ? Demanda-t-il d’un ton froid et professionnel en repoussant les quelques qui étaient venus se coller à lui.

-Allons, Mammon, on ne parle pas de ça ici…

-Bien sur que si. C’est avant qu’il faut fixer le prix.

-La gérante et moi sommes d’accord, elle le mettra sur ma note…

-Sur NOTRE note. Décidemment tu ne connais rien au marchandage. N’est-il pas plus plaisant de profiter de la compagnie de ces filles après avoir réussi à l’avoir à faible prix ?

-… Euh… Non. Je trouve que ça enlève au contraire beaucoup de panache… Répliqua Asmodée en fronçant les sourcils, ennuyé.

-Mais tu as voulu que je sois là, alors on va faire les choses à ma manière.

Il se tourna vers la gérante, la démarche confiante :

-Dites-moi, dans ces filles, certaines n’ont pas l’air de toute première fraicheur…

-Mais non elles sont toutes correctes, citoyen ! Manqua de s’étrangler la femme alors que certaines des filles derrière s’indignaient.

-Allons donc, vous pouvez faire croire ça à qui vous voulez mais pas à moi, je le vois, leurs seins distendues par une grossesse, des tâches suspectes sur leur peau et certaines ont des dents en très mauvais état…

-Mammon, on est pas sur le marché des bestiaux… Grommela Asmodée qui semblait cette fois-ci bel et bien en colère, tu es irrespectueux.

-Non, réaliste. Je ne paierais pas plus de la moitié de la somme que vous nous extorquez habituellement !

Après un soupir d’exaspération, Asmodée réunit ses filles et leur assura de ne pas écouter ce que racontait cet homme stupide en s’éloignant vers la salle qu’il avait réservé.

Mammon le regarda partir un instant avant de reprendre les négociations. Une fois celles-ci terminées, il hésita à rejoindre le grand brun et marcha tranquillement vers la salle, avant de s’adosser au mur du couloir sans y entrer.

Fermant les yeux, il écouta les bruits de rires et cris de plaisirs qui en sortaient.

Celles-ci finirent par quitter la salle et tout en lui lançant des regards furieux, rejoignirent leurs appartements. Il n’en avait cure et les regarda, vive et folle, courir dans les couloirs à moitiés dénudées, sans aucune expression dans le regard.

-Et si tu rentrais maintenant Mammon ? Fit la voix grave d’Asmodée derrière le mur.

Le daïmon de l’avarice se décolla du mur et apparut dans l’embrasure :

-Tu savais que j’étais là ?

-Des daïmons tels que toi et moi doivent toujours rester sur leurs gardes, et ce, même dans les moments de plaisirs.

Il lui fit signe de prendre place sur la couchette d’à côté. Les deux bancs matelassés étaient séparés par une petite table où se trouvaient une coupe de fruit et un pichet de vin accompagnés de deux coupes.

-C’est pour ça que lorsque tu es dans ta véritable apparence, tu as une queue de serpent à sonnette ?

-Exactement, c’est comme un sixième sens, monsieur le taureau.

-Dis… A fréquenter toutes ces filles… tu n’aurais pas des enfants perdus dans la nature ?

-Hm… Ca m’étonnerait… A part Luci, aucun d’entre nous n’a encore réussit à concevoir. Pourtant… Il y a plusieurs années, j’ai eu une favorite et elle est tombée enceinte de moi… Mais elle est morte et le bébé avec. Je crois tout simplement que nous, qui ne sommes que ténèbres et destruction, ne sommes pas fait pour ça.  Quelque part c’est dommage, c’est un truc que j’aurais bien voulu expérimenter… Etre père…

-Oui sans doute…

-Pourquoi tu n’es pas venu t’amuser avec nous ?

-Tu sais Asmodée… Tu crois que nous devons croquer cette vie à pleine dents, profiter de nos pouvoirs pour s’amuser… Pour toi, notre existence doit n’être que plaisir…

-Evidemment ! Sinon quel intérêt !?

-T’es t’il arrivé de penser que la souffrance allait mieux à certain ?

Mammon regardait le plafond, l’air maussade et perdu. Asmodée fronça des yeux et se leva pour le rejoindre sur sa banquette. Il caressa l’une de ses joues, repoussant quelques mèches blanches :

-Tu n’as pas beaucoup changé de l’époque où tu étais un ange. Tu es toujours si rigide, tu ne te laisse pas aller. Lâche, Mammon, personne ne te dira rien.

-Mais si je lâche, je laisse alors mes désirs me contrôler… Et…

Asmodée eut un drôle de sourire, compréhensif et attristé à la fois.

-Mammon, Caïn est le daïmon de l’envie, il sait ce qui nous anime tous… Et je sais ce que tu veux… Mais… Je ne suis pas l’homme qu’il te faut. Je vais te rendre malheureux.

Mammon passa ses deux fins bras blancs autour du large cou musclé d’Asmodée, les yeux suppliants, comme ceux d’un enfant.

-Je sais tout ça. Mais c’est toi qui m’as dit de me lâcher, alors juste une fois…  

Il se souleva de la banquette et posa ses lèvres sur celles de son compagnon.

-La première et la dernière fois… Renchérit Asmodée avant d’approfondir le baiser, serrant le corps fin contre le sien.

Mammon passa les bras dans son dos et plongea son visage dans ses boucles brunes, respirant leurs odeurs d’huile parfumées. Il profita de chaque instant, grava dans sa mémoire la moindre sensation du corps qu’il avait désiré, contre le sien.

Il n’expliquait pas l’attirance. Peut-être était-ce parce que Asmodée était tout ce qu’il ne serait jamais ? A cet instant, alors que les toges étaient tombées à terre et que le brun caressait son corps à l’en faire gémir de plaisir, ils ne se doutaient pas que cette malédiction qui accompagnait ceux maudits par la luxure ferait souffrir également les générations à venir.

On ne peut aimer, on ne peut garder ceux atteints par la luxure, car ils voudront toujours plus, toujours différent, toujours mieux.  

Mais Mammon n’y pensait plus, dans ces bras chéris, avec Asmodée qui n’était gentil qu’avec lui, avec ses paroles de miel, leurs deux corps étroitement liés. C’était juste pour la nuit, mais il savait qu’il s’en souviendrait toute son existence.

-Tu as raison, il y a apparemment des personnes pour qui la souffrance semble mieux convenir, déclara Asmodée alors qu’ils rentraient à la demeure principale, au petit matin.

Mammon ne lui répondit pas, ses yeux bleus plongés dans le ciel, profitant de l’air frais qui lui rafraichissait les idées.

Asmodée sembla respecter son silence et ce qui était très étonnant venant de lui, le retour se fit sans un mot de sa part. Du moins jusqu’à ce qu’ils rentrent dans la maison.

Dans l’atrium se trouvait Béhémoth qui les salua d’un geste de la main :

-Alors comment ça a été ?!

Mammon allait passer sans rien dire, toujours perdus dans ses pensées, lorsque le géant brun répondit :

-Une catastrophe ! Je crois bien que Mammon est impuissant !  

Le daïmon de l’avarice s’arrêta, crispa des poings, grinça des dents…

-JE VAIS VRAIMENT T’ENTERRER A DES KILOMETRES ET DES KILOMETRES SOUS TERRE !!!!!!!

Mammon et Asmodée ne reparlèrent jamais de cette nuit. 

Publicité
16 octobre 2012

1. Le Désert

Le soleil.

Brûlant, accablant, sphère or au milieu d’un océan de lumière, surmontant une immensité aux chaudes couleurs ocre, marron et terre de sienne.
Mes yeux asséchés cherchaient au milieu de tout ça, désespérément, la verdure, l’humidité, l’ombre.

L’ombre.

Les puristes nous voient plongé dans les ténèbres, mais je n’ai jamais baigné que dans la lumière. De mon enfance dans les épis de blé sauvage à aujourd’hui et très probablement au-delà.

Et en cet instant plus que jamais, alors que je me trouvais dans un lieu totalement désertique, où chaque pas se révélait être plus un effort mental que physique, l’astre solaire dardait son regard absent de commisération sur moi.

Continuer à avancer, toujours continuer à avancer. Ma vie n’avait aucun sens, je n’avais aucun but à atteindre : je fuyais juste le plus loin possible tant que j’étais encore vivant.

Cette succession de roche et de désert m’était inconnu et je ne savais absolument pas ce que je trouverais devant moi le lendemain. Le matin je tournais le dos au soleil et l’après-midi je me dirigeais vers lui, persuadé que si je me rendais vers la direction où il mourait chaque soir, j’atteindrais aussi ce lieu de mort.

Au fil des jours, j’avais perdu le compte du nombre de fois où le soleil était mort et petit à petit, je me rendis tout de même compte de l’étrangeté de ma survie. Depuis ce matin funeste, je n’avais rien mangé et rien bu et pourtant j’avais toujours la force de continuer à marcher. Et ce n’était pas comme si je ne ressentais plus aucun besoin car la faim et la soif me torturait intérieurement au point que j’en venais à imaginer un fruit là où se trouvait une pierre, de l’eau là où se trouvait du sable. Par contre, le sommeil m’avait complètement abandonné.

Je ne pouvais donc que marcher, encore et toujours, en me demandant pourquoi cette souffrance n’avait pas de fin.

Est-ce que ce que j’avais fait méritait tout cela ?

Les jours ont continué à passer et je ne voyais même plus le paysage défiler devant mes yeux, juste un flou de couleur qui me désintéressait. J’avais atteint un tel stade de marche machinale et mécanique que même la succession des jours et des nuits perdirent tout sens.

C’est pourquoi lorsqu’une pierre me frappa dans le dos, j’eus l’impression d’être tout d’un coup réveillé, rappelé à la réalité. La douleur me surprit et rompant un cycle de marche bien établit, je m’emmêlais les pieds et tombais face contre terre.

Je mis un certain temps à me rendre tout à fait compte de ce qui se passait. Me relevant sur les coudes j’entendis des voix, mais je ne comprenais pas ce qu’elles disaient. C’était une autre façon de parler.
J’étais donc arrivé dans un lieu où vivaient des Hommes différents. Relevant la tête, les yeux encore endoloris par la lumière, je regardais autour de moi pour les trouver.

Ils étaient deux, l’un s’était approché de moi quand l’autre tenait deux immenses bêtes étranges et inquiétantes. Mon intérêt se focalisa aussitôt dessus.
Couleur sable, elles avaient de très longues pattes osseuse et fine qui semblaient bien trop frêles pour soutenir leurs corps et leur cargaison. Je leur trouvais quelques ressemblances avec les chèvres de mon frère  avec leur pelage ras et laineux, et leur bouche fendue en trois, mais pour le reste… Leurs corps semblaient difformes et formaient sur leurs dos comme deux dunes, une plus petite que l’autre, leurs cous étaient complètement surdimensionné, longs, ils semblaient tellement lourd à porter pour leurs têtes qu’ils pendaient. En lieu et à la place des longues oreilles de tous les quadrupèdes que je connaissais, ils avaient deux tous petits arceaux qui coiffaient leur tête. Et pour finir, comble de l’inesthétique, leurs museaux étaient tellement relevés sur leur crâne que leurs yeux n’avaient pas d’autre choix que de se tenir d’un côté et de l’autre plutôt que de le surmonter.

Mon frère aurait adoré voir ça.

Mon attention fut détournée lorsque l’homme qui m’avait approché me saisit sans douceur par le coude pour me faire lever sur mes pieds. Il sentait horriblement mauvais, mais je pense que ça devait être mon cas aussi bien que des mouches, contrairement à lui, ne voletaient pas autour de moi. Sa peau était plus foncée que la mienne, me rappelant celle de l’argile des rivières et il portait sur lui des vêtements en laine décorés de petits os peint. Cela me rappela ma mère qui polissait les os pour en faire des petites perles ornementales.

Avant que j’ai pût essayer de communiquer, l’homme qui me tenait toujours par l’épaule utilisa son autre main pour agripper mes cheveux et tirer ma tête en arrière. Je poussai un cri de surprise, ne comprenant pas pourquoi cet homme se montrait aussi rude envers moi et ne me lâchait pas pour commencer. Je ne me sentais plus maître de mes mouvements et de mon corps, ce qui me déplaisait énormément. J’essayai de me dégager en lui demandant de me relâcher mais tout ce que j’eu pour réponse, c’est un coup dans l’estomac qui me plia en deux puis à nouveau une violente torsion sur mes cheveux qui me fit lever la tête vers le ciel, le soleil m’éblouissant alors que des larmes de douleur et d’incompréhension coulaient sur mes joues.

Je n’avais rien fait à cet homme, pourquoi se comportait-il ainsi ? Pourquoi me maintenait-il comme un vulgaire animal ?   

L’homme me dévisageait, sa bouche molle fermée en une moue qui montrait qu’il était dans l’expectative. Il tourna la tête et aboya quelques paroles à son compagnon qui lui répondit. Il attrapa alors une corde qui pendait à sa ceinture et tout en me plaquant par terre, se mit à l’accrocher autour de mes poignets, serrant si forts qu’ils me mirent à rougir. Une nouvelle fois je tentai de me dérober, mais l’homme était lourd et son odeur abominable me coupait le souffle.

Je me retrouvai donc incapable d’utiliser mes mains. J’avais beau forcer, la corde ne bougeait pas et je me faisais plus mal qu’autre chose. L’homme tenait l’autre bout de la corde et d’une saccade m’obligea à le suivre.

Furieux de ne plus me retrouver libre de mes actes, je fonçai sur cet individu, mais il m’évita avec un rire, et tirant sur la corde, me fit perdre l’équilibre et tomber violemment par terre.
Il me semblait n’avoir jamais été autant en colère contre quelqu’un de mon espèce. Pour la première fois de ma vie je découvrais la méchanceté gratuite et j’en restais ébahi et quelque part, un peu fasciné.

Ces hommes se comportaient comme s’ils étaient des dieux, en droit de se faire obéir d’autres, en droit de contrôler leurs vies.

Après un nouveau rire qu’il finit en crachant par terre, il m’obligea avec l’autre homme à me relever et attacha le bout de la corde à l’un de ces horribles animaux.
Le deuxième homme qui ressemblait pas mal au premier sauf qu’il semblait plus fin se mit à jouer d’un long bâton tout en sortant de sa bouche une stridulation en direction des bêtes. Celles-ci se mirent alors à marcher, dépliant leurs jambes en de long pas et me tirant derrière elles.

Au début je forçais en sens inverse pour les obliger à s’arrêter, mais contrairement à ce que j’avais imaginé à cause de leurs longues jambes toutes fines, ils étaient étonnement puissant et je finis par trottiner derrière elles, résigné. 
Les deux hommes marchaient à côté, discutant de temps en temps et j’essayai d’entrer en communication avec eux, mais à chaque phrase que je disais, je m’attirai un regard mauvais ou un grognement. Au final le deuxième homme me frappa à la tête avec son bâton en m’hurlant dessus et pour éviter cette nouvelle agression, je préférai me taire.

Ce n’était de toute façon qu’une nouvelle marche comme la précédente, sauf que je n’avais plus mon libre arbitre. On ne suivait plus tout à fait le soleil, ce dernier se couchait désormais légèrement à droite de nous.
Nous marchâmes jusqu’à ce que l’astre flamboyant rase la terre. Ils s’arrêtèrent alors et se mirent à décharger l’une de leur bête.

Ils sortirent alors des peaux qu’ils étendirent par terre et montèrent petit à petit une tente. Le Deuxième fit un feu tandis que le Premier enfonçait un pieu dans le sol. Il y attacha les deux bêtes et je su alors qu’il me mettait au même plan qu’eux lorsque je m’y retrouvai attaché moi aussi. Je m’éloignai néanmoins d’elles et des insectes qu’elles attiraient.  

Les deux hommes se mirent à manger autour de leur feu en silence, se parlant juste de temps en temps en me jetant parfois des coups d’œil mécontent. Le Deuxième semblait ne pas vouloir m’approcher, ça pouvait paraitre étrange dans la situation où j’étais mais j’avais l’impression qu’il avait peur de moi. Quant à l’autre, il y avait une lueur dans ses yeux quand il me regardait qui me déplaisait au plus haut point et qui m’effrayait.

C’est pourquoi quand il m’approcha avec de l’eau et un bout de viande séché, je m’éloignai d’instinct. Il répondit à mon geste par un grognement et posa par terre le bol d’eau et la nourriture.

Au moins semblaient-ils vouloir me garder en vie. Une fois le Premier parti rejoindre son compagnon je me jetai sur l’eau et la nourriture et tout cela me parut plus merveilleux que tous les repas que j’avais fait avant. Je me sentais tout d’un coup revivre et moins défaitiste. Je me jurai alors en mon fond intérieur de tout faire pour ne plus jamais subir une disette forcée.

Le soleil avait entretemps disparut et la lune et les étoiles l’avaient remplacés. Sous l’effet du froid, les deux hommes partirent se réfugier sous la tente. Ils durent dormir par tour de rôle car régulièrement l’un d’eux sortait pour raviver le feu.  

De mon côté, étant incapable de dormir, je passai la première partie de la nuit à chercher à m’enfuir, tirant sur mes cordes trop bien attachées, essayant de les trancher avec mes dents, puis je finis par m’asseoir, découragé, et me mit à observer le désert.
En prenant la peine de l‘admirer, ce que je n’avais pas fait depuis que j’y étais entré, je découvris qu’il n’était pas si inhabité que ça.

Un serpent passa non loin de notre campement en sinuant entre les rocs, il fut suivit quelques temps après par le plus petit renard que j’avais jamais vu, plus clair et plus trapu que celui que j’avais l’habitude d’observer chasser dans la montagne.

Dans l’obscurité brilla les yeux de petits rongeurs partis à la recherche d’insectes et deux scarabées passèrent devant moi. La nuit, loin de la chaleur, tous les êtres vivants du désert s’activaient et je me révélais l’observateur privilégié de ce spectacle.   

Au petit matin, alors qu’un halo blanc se dessinait à l’est, je vis un nouvel étrange animal se déplacer sans bruit, majestueux, sorte de grande chèvre blanche aux pattes noires et coiffée de deux immenses cornes droites, suivie par deux de ses petits, tout roux et duveteux. Ils ne s’attardèrent pas et disparurent en nous apercevant.  

Le lever du soleil enflamma les roches rouges et ocre des montagnes et après cette observation nocturne, je me sentais plus serein, prêt à affronter une nouvelle journée en compagnie de mes tortionnaires.

Sans un mot pour moi, ils rangèrent le campement, me donnèrent un peu d’eau et me rattachèrent au grand animal. La route reprit alors dans un silence qui me sembla plus tendu qu’hier. Avaient-ils décidés ce qu’ils allaient faire de moi ? En tout cas le Premier me regardait de plus en plus souvent, s’attirant la colère du Deuxième qui semblait le rappeler à l’ordre.

Plus que jamais je me sentais frustré de ne pas comprendre ce qu’ils se racontaient.

Je me mis alors à tendre l’oreille pour les écouter attentivement, essayer de repérer des mots, les récurrents et ce que pouvait être leur sens. Malheureusement j’étais réduit à des suppositions.

Le voyage continuait, quelque fut le but, nous entrainant du plus en plus profondément dans le désert. Par ci par là nous aperçûmes de la végétation, quelques palmiers, toujours en bosquets et ils faisaient des lieux privilégiés pour les haltes de nuits.

Je continuai de les passer de la même façon, d’abord en espérant que le Premier n’ait pas autant serré les cordes, puis en apprenant la patience qui m’avait souvent manqué dans mon ancienne vie.

Les deux hommes qui m’avaient semblés proche le premier jour, passaient de plus en plus de temps à se disputer et désormais, ils voyageaient chacun d’un côté de leur bête. J’avais l’intuition d’être à la source du conflit et cela m’inquiétait un peu. Pour ma sécurité s’entend, car je n’éprouvais aucune sympathie pour eux et je pensais de plus en plus à vouloir les pousser dans une crevasse pour m’en débarrasser. Le problème c’est que si j’arrivais à mes fins avec l’un d’eux, il me faudrait subir le courroux de l’autre.

Je ne me doutais pas alors de ce qui allait arriver. Qu’une partie de mes souhaits serait exaucée.

C’était notre cinquième nuit ensemble et les deux hommes devisaient avec colère autour de leur feu pendant que je grignotai ma viande séché en essayant de me faire le plus petit possible. Je ne tenais pas à ce que leur dispute retombe sur moi.

Le Premier se leva alors brusquement en hurlant quelque chose et se dirigea à grands pas vers moi. Sentant que ce ne serait pas une bonne chose me concernant, je me mis aussitôt debout et chercha à me mettre hors d’atteinte derrière les bêtes bossues.

Le Second hurla quelque chose en retour et s’élança sur son compagnon. Il lui tomba dessus et tous deux roulèrent sur le sol en se donnant des coups, vociférant et hurlants. Au fond de moi je souhaitais que le Second gagne et empêche le Premier de m’approcher.

Dans le feu de l’action le Second récupéra le couteau qui pendait à la ceinture de son compagnon et le lui asséna à plusieurs reprises dans le torse avec des cris fous. Du sang giclait de la lame et aspergeait les corps du Premier et du Second. Je regardais ce spectacle avec effroi mais sans pouvoir en détacher les yeux.

Je n’avais pas ressenti une pareille sensation quand j’avais fracassé la pierre sur la tête de mon petit frère. Il faut dire que je n’avais pas très bien réalisé ce que ça voulait dire et j’avais cherché à cacher ce que j’avais fait aussitôt, honteux, mais là, c’était comme regarder deux animaux s’entretuer. C’était ça, des animaux. Sauf qu’au lieu de chercher à dévorer le mort, ce qui aurait pût passer pour logique dans une relation de prédation, le Second se releva, essoufflé et regarda le Premier mort avec un mélange de mépris et de colère.

Puis son attention se tourna sur moi, et là ce n’était plus de la colère que je lisais dans ses yeux, c’était de la haine.  Il rangea le couteau, chercha autour de lui puis parti attraper un bâton et revint à grands pas. Je savais ce qui allait arriver et le savoir ne rendit pas la chose moins douloureuse.

Il fracassa son bâton sur moi à plusieurs reprises, jusqu’à ce que je ne puisse plus tenir debout, zébrant mon corps de marques rouges, m’hurlant des choses que je ne comprenais pas avant de s’éloigner brusquement de moi avec horreur et de se replier derrière le feu.

Ce qu’il fit après, je ne m’en souviens pas, la douleur me vrillait le dos et le derrière des cuisses. Je laissai reposer ma tête sur la Terre et mes larmes y couler. Je me pris à repenser à ma famille, à mon foyer, qui m’étaient désormais interdit. Les bras accueillants de ma mère, les rires de mes sœurs, les regards approbateurs de mon père, les pitreries de Seth et nos escapades avec Abel… J’avais l’impression de le voir, là-haut sur la montagne, en train de me faire signe de le rejoindre.

*Je voudrais bien arriver petit frère, mais je n’y arrive pas…*  

Dans les moments de tristesse ou de désespoir, j’avais autrefois la possibilité de me tourner vers le Ciel et d’espérer Son soutien, mais désormais j’étais tout seul car Il était en colère contre moi et Il m’avait chassé. J’étais abandonné… Seul…

« -Tu avais promis qu’il ne m’arriverait rien… » Lâchais-je en direction du ciel, se demandant si les Anges regardaient dans ma direction et passeraient le message.

Cette nuit-là je plongeais dans un sommeil peuplé de cauchemars.

Je fus réveillé par des cris horrifiés. Et cela ne pouvait être que le Second puisque le Premier était mort. Je m’attendais à avoir des difficultés à me lever, des bleus partout sur le corps, c’est pourquoi je ménageais mes gestes. Mais je constata rapidement qu’il n’en était rien et qu’il n’y avait plus aucune trace de coups sur ma peau et plus aucune douleur dans mes muscles. C’était d’ailleurs ce qui semblait inquiéter l’homme.

Au fond de moi, cela me préoccupait aussi bien sûr. C’était à rajouter au fait que j’avais tenu un certain temps sans manger ni boire ou prendre du sommeil, mais pour l’instant, cela m’emplissait d’une joie sadique envers mon bourreau.

« -Tu as vu ? Tu m’as tapé et il n’y a plus aucune trace ! » Le narguais-je, me sentant soudain supérieur à lui.

Il ne comprenait pas bien sûr mais s’empressa à me rappeler que j’étais celui qui était attaché en grimpant sur l’une des bêtes qu’il avait délesté des affaires du Premier pour leur faire suivre un train de course et m’obligeant, par cela même, à courir derrière eux.

Plus d’une fois je trébuchais et me faisait trainer par les bêtes face contre terre, ayant l’impression que mes poignées allaient se défaire du reste de mon corps. Mais poussé par la volonté farouche de ne pas céder à cet homme, j’arrivais à me relever et me remettais à courir.

Ce train ne dura que trois jours, car à galoper, nous étions arrivé plus vite à destination. Chaque nuit je m’étais endormi, endoloris et chaque matin je m’étais réveillé frais et dispos, sans aucune fatigue dans les muscles ou blessures, adressant un sourire entendu au Deuxième qui me fixait à présent comme si j’étais une chose malfaisante.

Pourquoi ne se débarrassait-il pas de moi si je lui faisais à ce point peur ?

J’allais avoir une réponse à ma question et découvrir un peu plus cette race qui était la mienne et que je connaissais en réalité fort mal.  

Notre destination était une petite vallée à flanc de montagne, occupé par deux ou trois bosquets de végétation, quelques palmiers solitaire et des sortes de terriers fait de terre, car il aurait été, à mon avis, trop généreux d’appeler ça des maisons.

En approchant je découvrais ce petit village. Il y avait là plus d’Hommes réunis au même endroit que je n’en avais jamais vu. A vu de nez, je penchais pour au moins une dizaine de familles. La plupart semblait du même peuple que le Deuxième, mais il y en avait qui avait la peau plus claire, comme moi, et d’autres au contraire l’avaient aussi noire que la nuit. Si l’on devait faire une autre distinction, il y avait ceux qui étaient bien habillé et ceux qui ne l’étaient pas. Avaient-ils une couturière peu douée ? Et l’autre couturière ne pouvait-elle pas l’aider ? 

En approchant je constatais que la qualité était au-dessus que ce que je pensais. L’un des hommes qui s’approcha pour parler au second avait sur le dos une étoffe magnifique qui semblait incroyablement légère et douce. Ca ne pouvait pas être de la laine. Il portait de plus un espèce de poitrail qui semblait fait d’un matériau dur mais qui ne pouvait pas être de la pierre, trop lourde à porter, ni du bois car elle n’avait pas de granularité.

Je mourrais d’envie de les toucher tous les deux et me forçai à me concentrer sur autre chose plutôt que de les regarder parler de moi d’un air suspect.

Il y avait d’autres de ces animaux bossus dans le village, ainsi que des ânes qui transportaient des tas de roches dans des paniers et qui semblaient venir d’une grotte dans la montagne. Le village contenait juste un puits en son centre, occupé par des petites filles qui remplissait de grandes cruches. Des femmes dans un coin faisaient sécher des fruits, d’autres broyaient des céréales pour en faire de la farine. Quant aux hommes, petits et grands, à part quelques-uns assit dans divers endroits du village et semblant peu disposé à aller aider, je ne les voyais pas. Pourtant il devait y en avoir plus.

L’homme bien habillé finit par haler un des hommes présents qui, après quelques mots, partit dans une maison et en revint avec un petit coffre de bois. Il l’ouvrit et je pus découvrir ce qu’il contenait. Il y avait pleins de pierres d’un très joli bleu/vert veiné de gris. On en trouvait parfois au fond des rivières, des jolies pierres de couleurs et quand c’était le cas, nous allions les donner à notre mère pour qu’elle en fasse un collier. En tout cas le Deuxième semblait très content que l’on les lui donne. Il alla les ranger alors que l’homme précédemment appelé alla défaire ma corde de la bête. 

Etait-il si content qu’on allait enfin me laisser partir ?

Mais non, l’homme se contenta de me tirer derrière lui en aboyant un ordre. Je ne comprenais pas ce qu’il en était, mais j’eus une vague impression de malaise en voyant le Deuxième partir sans moi, me laissant dans le village, scruté par les deux nouveaux hommes.

Ce n’était qu’un pressentiment, mais j’avais l’impression d’avoir été échangé contre des cailloux colorés…        

16 octobre 2012

Prologue

J’ai eu deux naissances : une dans la vie, une autre dans la mort. Je suis mort, enfin je crois. Mais je bouge encore, je pense encore et je fais tout ce qu’un humain peut faire, bien que certaines choses ne me soit pas strictement nécessaire.

Ma deuxième naissance m’obligea cependant à quitter les miens.

Peut-être aurais-je pût y rester, mais cela aurait été contre la volonté du Créateur et de toute façon, je ne me sentais pas capable de recroiser le regard de ma mère. Pas après avoir été la cause de sa souffrance.

Ma souffrance à moi commençait. Et pourtant pas un instant dans mon châtiment je n’eus à regretter la mort de mon frère. Jamais. Et aujourd’hui encore, je ne me sens pas particulièrement mal lorsque je repense à lui. Ce sont tous les merveilleux souvenirs de notre enfance qui revienne. Pas le sang. Pas le trou.

Caïn. 

14 octobre 2012

Chapitre 1: Le Feu Eteint

            La nuit était bien tombée sur la Cité de Délos. Les colonnes de marbres projetaient leurs ombres dansantes sur les mosaïques et les feux brûlaient dans chaque coupole d’huiles. La place du marché ainsi éclairée l’était aussi par le feu d’Hestia, visible à travers son enceinte : faisant face à la statue de la déesse, c’était une immense flambée toujours alimentée par les prêtresses, de sorte qu’il ne s’éteignait jamais.

Un feu d’Hestia qui s’éteignait, c’était un très mauvais signe.

De jour, ce lieu était occupé par toute une foule occupée à échanger des biens, à se raconter les dernières nouvelles et à fixer les étrangers venu de la mer d’un air suspicieux.

Mais ça, on lui avait uniquement raconté. Car lui, il n’avait jamais vu toute cette agitation de jour. Un type couvert d’une cape d’où rien ne dépasse aurait attiré trop l’attention.

Et même roder la nuit lui aurait été interdit s’il avait écouté le maître de la maison, son grand frère, sans s’opposer à cette décision. Le compromis consistait à ne pas se faire voir, pas se faire remarquer.

« Tuer avec parcimonie et clairvoyance » pour reprendre les mots de son frère. 

Telle une ombre, il glissa dans l’obscurité afin de ne pas se faire voir des gardes de la Cité. Il était trop « voyant » de les tuer, eux, et s’éclipsa de la place à la recherche d’une proie qui  siérait plus aux exigences de celui qui se pensait en droit de gouverner sa vie.

Pourtant il sentait bon le garde qui était proche, enduit comme il était d’huile parfumée et il devait surement avoir bon gout à l’air de vitalité et de forme qu’il dégageait, de ses mollets musclés enserré dans des liens de cuirs jusqu’à ses larges épaules dénudées.

Leur visage était caché sous un casque et sur leur bouclier trônait le serpent Python qui fut tué par Apollon, symbole choisit par le basileus pour représenter sa Cité.

Essayant d’oublier un instant sa faim dévorante, il traversa tout en silence les quartiers résidentiels qui bordait le palais : trop près de sa propre demeure, et se rapprocha des murailles.

Les portes étant fermement fermées comme toutes les nuits, il longea l’imposant mur de pierre pour se diriger vers le port.

Sous la lumière de la lune brillait de l’autre côté du palais, les murs blancs du temple d’Apollon et il ne put s’empêcher de le foudroyer du regard : C’était à cause des réjouissances en l’honneur du Dieu qu’il avait été obligé de rester cloitré dans sa cave durant cinq jours ! Et durant tout ce temps, le reste de la maisonnée s’amusait, participait aux jeux, donnait des fêtes… Et lui agonisait de faim.

Sentant les embruns de la mer, il se mit à courir, plus vite qu’une personne normale, il avait presque l’impression de voler. S’il avait pût le sentir, il se serait enivré de la sensation du vent sur son corps, mais rien ne l’animait plus que la chaleur du sang.

Il s’arrêta brusquement cependant. Avec contrariété il se rendit compte que le port était rempli de gardes qui, flambeau à la main, semblait chercher quelque chose. Ou quelqu’un.

Certainement pas lui qui n’était qu’une ombre inconnue dans cette île où presque tout le monde se connaissait au moins de vue.

Quoiqu’il en soit, ça n’arrangeait pas ses affaires. Il avait escompté pouvoir tranquillement choisir sa proie parmi les étrangers dont les nefs étaient amarrées, mais toute cette agitation autour des bateaux rendait la tâche plus délicate.

Pourtant la faim qui l’obsédait l’encourageait à tenter cette folie et l’odeur du sang des gardes, mélangé à l’huile de raisin lui faisait tourner la tête comme un bon vin l’aurait fait à un buveur.

Il s’arracha pourtant à cette tentation comme s’il s’était attrapé par la toge pour se détourner. Mais au fond de lui il sentait qu’il échappait de peu à un désastre… Pour en retomber dans un autre.

Et sa course pour fuir le port le reconduisit à la place du marché, cette fois-ci absente d’hommes en armure. Mais pas vide pour autant, car dans le temple abritant la flamme de la ville, trois jeunes filles discutaient à voix basse près des nombreuses jarres d’huiles.

Il ne put s’empêcher de penser à ces vestales, à leur peau dorée, douce et parfumée, leur opulente chevelure brune et à leurs corps qui n’avaient encore jamais connu la caresse d’un homme.

Sans s’en rendre vraiment compte, comme hypnotisé, il s’approcha des colonnes qui entouraient la partie frontale du temple et regarda les trois jeunes filles qui s’arrêtèrent de murmurer.

C’était sans aucun doute à cause du spectacle qu’il leur offrait sous la flamme dansante d’Hestia. Une peau blanche comme le marbre dont été fait les murs, tout à fait inédite en ces lieux, la tête recouverte de boucles dorée comme les rayons du soleil, quelques étrangers venant du sud, très rarement, présentaient les mêmes, et surtout : ses deux yeux rouges, non pas comme une flamme, mais de ce rouge brunâtre qui évoquait le sang vieilli.

Les jeunes filles avaient toutes les raisons de laisser leur cœur battre de plus en plus fort, d’inquiétude et d’excitation.

L’une d’elle, qui semblait plus courageuse que les autres et qui le fixa dans les yeux, ne se doutant pas de ce mauvais reflex, se leva et s’approcha de lui :

-Etes-vous une divinité ou peut être le fils d’un dieu ? N’ayez pas peur d’approcher, nous ne sommes que des prêtresses, nous ne pouvons pas vous faire de mal.

-Je ne voulais pas vous inquiéter. Demanda-t-il en gardant le contact visuel.

-Vous ne nous faites pas peur mais vous n’avez pas répondu à ma question, s’étonna t’elle en lui faisant un signe.

Avec un sourire charmeur il s’approcha de la jeune fille sous l’œil inquiet de ses compagnes. Néanmoins, il ne leur venait pas à l’esprit qu’il puisse y avoir réellement un danger : il aurait fallut être fou pour causer du tort à une servante des dieux.

-Peut-être suis-je une sorte de Dieu, mais à ma connaissance, il ne me semble pas, répondit-il alors que la vestale, incapable de le quitter des yeux, le laissait porter sa main à sa joue. Elle frissonna au contact.

-Votre peau est tellement froide ! S’exclama-t-elle plutôt ingénument en s’éloignant, portant à son tour sa main à son visage pour se réchauffer. Comment cela est-il possible ?!

Effectivement, aux alentours de la flamme la température était presque insoutenable et les contours du temple était noyé dans des vaguelettes de chaleur. Mais lui appréciait ce genre de température et sa peau se réchauffait petit à petit, bien que laborieusement.

La prêtresse, curieuse de tenter à nouveau l’expérience et ne pouvant s’empêcher de se sentir irrésistiblement attirée par le jeune homme, si étrange avec sa peau blanche et ses cheveux de soleil, mais aussi contradictoirement  beau dans sa différence, s’approcha et posa ses deux propres mains sur les joues de son vis-à-vis.

Déjà il semblait moins froid. Il inspira profondément. Elle était beaucoup trop près et il était prêt à oublier la présence des deux autres quand la plus suspicieuse se leva à son tour en le fixant, les yeux plissé :

-Attendez… J’ai déjà vu ces cheveux quelques part…  Vous ne feriez pas parti de la maisonnée de Caïn ?

Il stoppa son approche et plongea ses yeux dans ceux de l’inopportune.

-C’est vrai que l’une des femmes qui vit là-bas a elle aussi les cheveux clairs, approuva sa voisine.

Elles en savaient désormais trop et il comprit, en fait avec délice, qu’il ne pourrait pas les laisser, elles aussi, en vie.  Une bonne excuse à servir à son frère en somme.

Il les balaya du regard lentement tout en leur ordonnant de dormir maintenant.

Sans comprendre pourquoi, les deux jeunes filles se sentirent soudain très lourde et leurs paupières se fermèrent sans leur contrôle, leur corps entrainant leur esprit dans les limbes d’Hécate. 

La première, trop occupée à admirer le jeune homme ne s’en rendit même pas compte et il pût tout à son aise la bâillonner et la retenir tandis qu’elle se débattait. Il préférait quand ses proies essayaient de s’échapper, c’était beaucoup plus excitant quand il plantait ses canines dans leur chair tendre et juteuse pour atteindre une artère et les sentir petit à petit, de désespoir, de fatalité et de fatigue, se laisser mollement porter comme des poupées de pailles.

Et quand il n’y avait plus rien à pomper, il rejetait le corps, devenu bien inutile à ses yeux malgré ses attraits. Son frère disait qu’il était encore un bébé parce que le sexe lui semblait plus fade que le sang et qu’il ne savait pas apprécier l’attente qui rendrait le désir assouvi meilleur.
Pour ce dernier point, il aurait eu du mal à le détromper. Il ne supportait effectivement pas d’attendre. Si ce n’était pas le cas, il aurait cherché des proies moins… ‘’délicates’’.

Comme sa soif de sang était loin d’être assouvie il tomba aussitôt sur la deuxième prêtresse, inerte sur son banc, puis sur la troisième. C’est  alors qu’il la finissait qu’il regretta amèrement de ne pas avoir été capable d’attendre.

Tout était calme jusque-là, à peine le bruit d’un rat grattant de ses petites griffes le sol et le battement d’aile lent d’un hibou puis les crépitements du feu devinrent de plus en plus sonores, comme une armée de soldat chaussé d’acier.

Il releva la tête sans cesser d’aspirer les restes de sang et observa le feu qui n’avait pourtant pas changé.

Puis soudain, entre les flammes, comme derrière ou à l’intérieur du brasier, une femme le regardait avec haine.   

D’âge mur, ses boucles brunes cachée sous un voile, sa toge de feu recouvrant ses deux seins, elle se tenait droite, presque jumelle à sa statue au fond de la salle.

-Addu, dit-elle d’une voix claire et sifflante de colère qu’il pouvait entendre comme si elle était à côté de lui, sale enfant tu mériterais de finir tes jours au Tartare pour ce que tu viens de faire ! Mais comme tu ne peux quitter le séjour des vivants, sois maudit par mon nom ! Désormais tu ne pourras plus entrer dans aucun autre foyer que le tien sans t’en faire oralement et distinctement inviter !

Et aussi brusquement qu’il l’avait vu au milieu des flammes elle disparut et une bourrasque de vent phénoménale souffla à travers le temple et l’immense flamme qui l’habitait disparut en une fine fumée.

Il n’était pas particulièrement paniqué, mais lâcha sa proie sans la finir, et plus agacé qu’autre chose, Addu quitta le temple, de peur que la disparition de la flamme n’attire les gardes du port. Il courut comme le vent rejoindre la demeure de son frère et ne s’arrêta qu’une fois dans la cour intérieure du bâtiment.

Le long de la colonnade qui entourait cette cour s’ouvrait plusieurs portes, menant aux cuisines, garde-manger, salon et à l’atelier où leurs esclaves pressaient le raisin pour obtenir du vin. Il y avait un étage où se trouvaient les appartements des occupants. Habituellement un côté était réservé aux femmes, mais dans leur foyer, elles étaient si minoritaire que seule une pièce du haut était occupé par l’une, l’autre dormant avec lui.  

Lui n’était pas logé à l’étage, pas plus qu’au rez de chaussé. Lui avait son propre « palais » sous terre.  L’entrée en était cachée dans la cave, au milieu des fûts de vin.

Il fit attention à l’esclave endormi couché par terre près de la trappe et descendant la douce pente pétrie par les tonneaux, il se dirigea vers la porte cachée dans l’ombre d’une grande cuve.  A l’intérieur, ce n’était guère autre chose qu’une galerie de terre, toujours d’une température agréable. Quelques meubles y avaient été amenés pour lui et sa mère : une table, deux chaises, une armoire, quelques grands chandeliers, deux nattes pour dormir et au fond se trouvait le trésor de leur famille : caisses de bijoux en or et en pierres précieuses, statuettes et autres objets précieux qu’ils avaient pût transporter avec eux de leur ancienne demeure. Une grande partie avait servi à leur assurer un nom et à obtenir cette maison.

Il passa près de la paillasse où se trouvait couchée sa mère, éternelle beauté à la peau ambrée et aux boucles dévalant ses épaules et son dos telle une cascade d’or. Elle paraissait dormir mais à son approche elle ouvrit deux grands yeux de chatte frangés de longs cils.

-Addu…

Pris d’une envie soudaine, il vint se blottir dans son giron, comme lorsqu’il était un petit garçon.

-Tu es tiède, s’étonna-t-elle doucement en referma ses bras autour de lui.

Mais elle ne dit rien de plus, ne lui reprocha pas de s’être nourri plus qu’il ne le fallait. Elle ferma les yeux comme pour se rendormir, mais c’était une illusion. Sans aide, ils étaient incapables de dormir et elle ne pouvait qu’attendre le jour en laissant s’échapper dans son esprit de sombres pressentiments. 

                -Ne bouge pas ! Le prévint avec un peu d’agacement Lucifer en passant le peigne couvert d’une pâte d’henné sur la dernière racine blonde.

Caïn poussa un profond soupir avant de se contraindre à l’immobilité sur sa chaise.  Il fixa alors Astaroth qui depuis son lit haussa un sourcil.

-Pourquoi t’ennuie tu à cacher tes cheveux blonds ? Ces gens-là ne s’étonnent de rien alors je ne vois pas l’utilité d’un tel supplice.

-Je n’ai encore jamais vu de demi-dieux avec une partie des cheveux noirs et une autre blonde et s’il est vrai que je pourrais soulever un rocher sans les surprendre vraiment, je n’ai guère envie d’être par la suite regardé comme une bête curieuse, répliqua  son ainé avec agacement comme si c’était évident.

Il n’avait pourtant pas l’air d’être son ainé. Comme tous les hommes de sa maison, il gardait une allure entre jeunesse et maturité avec un corps digne de poser pour une statue. Bien que grand pour un homme, il n’en était pas moins petit par rapport à Lucifer et Astaroth qui faisaient une tête de plus que lui.

Ce corps, plus en longueur, ils l’avaient hérité de leur ancienne vie d’anges et n’avaient pour la plupart, pas changé vraiment d’apparence.

-Il m’est avis que ce n’est pas comme une bête curieuse qu’on te regardera, se moqua Lucifer en reposant le peigne, sa tâche terminée.

Ce dernier était exact en tout point à la définition plus haut, mais si Caïn avait à rajouter quelque chose à son sujet, il déclarerait que ce dernier avait un charisme inné qui lui permettait de sourire d’un air supérieur sans qu’on ne lui en tienne rigueur.

Il était son préféré et il se laissa reposer contre son torse nu, appréciant la caresse de ses longs et raides cheveux noirs contre lui.

-Descendons en bas déjeuner, ordonna t’il.

Se levant d’un coup de hanche de sa chaise, il passa devant Lucifer, laissant là Astaroth et ses appels à passer la matinée à lambiner.

Caïn, et c’était aussi le cas de ses compagnons, n’aimait pas lambiner. Chaque heure de son temps devait être occupé à quelque chose d’utile.

Lucifer et lui descendirent dans la cour où se tenaient plusieurs autres personnes.  Leurs esclaves avaient posé sur les tables  divers mets et boissons pour le repas et chacun se servait à son bon plaisir.

Lové dans une série de coussin, Asmodée, géant aux longues boucles brunes, grignotait une grappe de raisin, pas loin de lui, sec  aux cheveux courts presque blanc, Mammon remplissait une tablette de cire de chiffres, de l’autre côté, Behemoth, aux muscles saillants car plus compact était littéralement collé au buffet, au niveau de l’entrée, Leviathan au visage constamment sévère avec sa barbe coupé au millimètre près et Azazel  à la peau halée observait une lance avec intérêt.

Autour de ces derniers s’agitait le plus jeune habitant de la maison : Abaddon. Encore enfant il n’en était pas moins le portrait caché de son père, Lucifer, avec plus de fantaisie sans doute. Caïn n’avait toujours pas réussi à élucider le mystère de sa naissance, pas plus que celle de sa sœur ainée, la belle et caustique Samaël qui, assise à l’ombre, était occupée à peindre un vase sans faire attention à eux.

Bien que leur seule présence lui rappelait qu’il n’avait pas autant de contrôle qu’il le voulait sur Lucifer, Caïn les avaient acceptés. Son crédo était qu’il préférait garder ses daïmôns à l’œil plutôt que de les avoir dans la nature sans contrôle.

Des deux derniers membres de son clan se trouvait Lilith, pas vraiment comme eux, mais première compagne de route de Caïn, un esprit à sa hauteur bien que de temps en temps sa nature de femme la révèle dans toute sa faiblesse et sa folie.

Et puis il y avait la chose qui se terrait sous terre. La chose qui était par le plus grand des malheurs, le plus grand des désastres, son frère par son père. Une épine dans son pied.

Mais il refusait d’y penser si tôt dans la journée.

Il se laissa tomber entre Asmodée et Mammon tandis que Lucifer allait leur chercher à manger à tous les deux.  L’attention de tous ses pairs était à présent sur lui.

S’ils pouvaient réfléchir normalement lorsqu’il était absent, se poser des questions sur l’étrange attractivité qu’il provoquait chez eux, les tenant sous sa coupe, les obligeant à se supporter les uns les autres, lorsqu’il était présent c’était une toute autre histoire.

C’était comme si tout d’un coup, la seule chose qui comptait c’était d’être à ses côtés, de pouvoir l’entendre, de sentir son contentement et même de pouvoir le toucher. Il avait raison en tout et leurs pauvres esprits aveuglés avaient tort. Comment pouvait-on ne serait-ce que penser quitter un être si magnifique, si radieux, si puissant ?

Lucifer posa une coupe de fruits à ses pieds et Behemoth, à son habitude, lui servit le meilleur vin dans la plus belle coupe. Mammon ne s’intéressait plus du tout à ses chiffres, Samaël avait lâché son pinceau,  Leviathan et Azazel se demandaient pourquoi , par Chronos, ils avaient une lance dans les mains et Abaddon courra s’installer auprès de son père pour être plus proche.

-J’ai envie d’aller me promener au marché avant la réunion avec le Basileus. Qui a envie de m’accompagner ? Demanda Caïn à la fin de son repas.

Lucifer arrêta de justesse son fils qui s’apprêtait à sauter dans tous les sens en hurlant « moi ! » « moi ! » « moi ! » et le força d’une traction à rester assis.

Lui ferait nécessairement parti de l’expédition en tout garde du corps qu’il était.

-Pourquoi pas ? S’ajouta Asmodée avec un air rêveur.

Il s’attira aussitôt une remarque acerbe de Mammon. Ces deux-là s’entendaient comme chiens et chats :

-Tu n’en as pas assez de dilapider nos ressources en de vaines acquisitions ? Et pourquoi par les milles Bacchantes dois-tu toujours choisir des putes de luxe ? Un trou c’est un trou !

-Tu vois Mammon, le privilège d’être puissant ET riche, c’est de n’avoir que le meilleur, même au niveau des trous !

-Si je dois revoir ce maudit Elosias me réclamer tes dettes tu auras de quoi craindre pour tes propres orifices !

-Rhoo Mammon, quel cul serré tu fais, intervint Behemoth, laisse le donc faire ce qu’il lui chante !

Asmodée se contenta de son sourire torve et balaya la remarque d’un geste de sa main. Tant qu’il souriait, c’est que tout allait bien. Quand ce n’était plus le cas, il valait mieux mettre ses chitons à l’abri.   

-Je ne comprends pas, ajouta le daïmôn de la luxure en fausse innocence, c’est en dragon que Mammon aurait dû se transformer en chutant du Paradis, il lui aurait été plus pratique ainsi de couver son or !

La vision de Mammon, toujours rigide et coincé, en train de couver son tas d’or s’imposa alors dans tous les esprits et le teint dudit Mammon devint d’un rouge écarlate lorsque Caïn éclata de rire, rapidement suivi par les autres.

Asmodée était très content de lui et de sa boutade, Mammon avait plus que jamais envie de découper en petits morceaux sa silhouette guindée et de les faire manger  aux sept têtes de l’Hydre de Lerne.  Si seulement cette pauvre Hydre était encore en vie…

Caïn en riait encore lorsque lui, Lucifer et Asmodée prirent le chemin qui descendait vers la place de la Cité, sinuant entre les demeures des plus riches habitants de l’île.

-Qu’a-t-il dû céder la dernière fois pour que cela le mette dans un tel état ? Demanda Lucifer, intrigué.

-Aucune idée ! Avoua Asmodée.  Je trouve incommodant de me préoccuper des chiffres.  Je me contente de dire aux personnes qui me servent de se rendre ensuite auprès d’Astaroth. Après tout, c’est lui qui est en charge de la gestion du Trésor.

-Ainsi que Mammon.

-Non, lui il se contente de faire briller l’argenterie et de peser les pépites d’or !

-Il s’agissait du collier égyptien, déclara soudainement Caïn.

-Le collier égyptien ? Répondirent les deux anges déchus, n’ayant aucune traitre idée de quoi il s’agissait.

En vérité, ils ne savaient même pas ce qu’ils possédaient vraiment, n’ayant jamais mis le nez dans le sous-sol. Ils se disaient que le jour où ils seraient en pénurie, Mammon ferait une telle crise d’apoplexie qu’ils en seraient aussitôt au courant.

-Il l’avait négocié à un très bon prix la dernière fois qu’il était parti vendre notre blé en Egypte. Je pense qu’il y tient tellement que je ne serais pas surpris qu’il disparaisse de la réserve de cet Elosias un jour ou l’autre pour réapparaitre dans la nôtre.

-Du blé ? Ah ! Ca date de la Crète, ça fait un sacré bout de temps alors ! S’exclama Asmodée. Je n’arrive pas à croire qu’il fasse une telle histoire de ça, c’est pas comme si on lui avait coupé un bras !

-Il préfèrerait, ajouta ironiquement Lucifer. 

Uniquement parce qu’il se recollerait dans les minutes qui suivraient.

-On ne peut rien y faire, sa spécialité c’est l’Avarice, répliqua Caïn alors qu’ils arrivaient face au marché.

Ils s’arrêtèrent alors à l’entrée de l’emplacement de terre battue car en lieu des baraques portatives des marchands et de la foule tranquille qui venait se ravitailler en légumes frais et surtout en céréales-denrée des plus rares sur une petite île, se trouvait un immense rassemblement de tout rang qui s’exclamait et discutait entre eux avec angoisse. 

Lucifer fronça les sourcils et s’approcha d’un des gardes pour lui demander ce qu’il se passait. Dès que le soldat reconnu l’un des chefs de guerre du Basileus, il lui raconta tout ce qu’il savait :

-C’est une catastrophe ! Hestia a abandonné notre ville ! Sa flamme ne brûle plus et tous les efforts qui ont été apportés pour la rallumer sont vains. Les prêtres ne semblent plus savoir quoi faire et l’un d’eux prétend même qu’il faut envoyer l’un de nous consulter la Pythie à Delphes ! Le Basileus peut d’ores et déjà oublier sa guerre… 

-Voilà qui est très déplaisant, commenta Caïn que cette perspective de guerre tenait de bonne humeur depuis trois mois.

-Assurément, la dernière nef de guerre était même sur le point d’être terminée…

-S’est-il passé quelque chose pour que la grande déesse soit en colère ?  Continua à le questionner  Lucifer en dardant ses yeux sombres dans ceux du garde qui regardait Caïn d’une façon un peu trop appuyé à son gout.

Leur Clan était actuellement en bons termes avec celui des Titanides qui régnaient sur l’Olympe. Zeus en personne les tenait en amis depuis qu’ils s’étaient battus à leurs côté lors de leur guerre contre les Géants.  Mais ils restaient prudents : lors de leur long exode, le clan de Caïn était entré en conflit direct avec plusieurs divinités qui ne souhaitaient pas leur présence sur leurs terres. Ainsi en fut-il de Sobek que Caïn défia et vainquit aux dés, d’ Hator dont la prêtresse maudit son époux pour avoir transformé son frère en monstre, d’Ereshkigal qui entra en conflit direct avec Caïn et qui envoya un monstre tuer une femme qui lui était précieuse… Pour ne citer que les principaux.

Sans oublier Pallas Athéné, fille de Zeus, qui leur interdisait l’entrée de sa ville : Athènes,  depuis que Adam, père de Caïn et de Addu, lui avait dérobé la pointe de sa lance.

Autant de raisons de rester sur leurs gardes même si Hestia, l’ainée des Olympiennes, était une déesse douce et calme.

-Les vestales d’Hestia ont été tout simplement tuée, annonça le garde en retournant son attention sur l’intimidant et gigantesque guerrier, on les a retrouvée par terre, encore toutes molles, mais froide et sans vie. 

-Vous les avaient confiées aux prêtres, qu’est ce qu’ils en disent ?

-Seul un monstre a pût faire cela. Ils ne savent pas encore lequel mais une battue va s’organiser dans l’île. En tout cas, ce monstre boit du SANG.

Alors qu’il prononçait ces derniers mots, l’atmosphère autour d’eux sembla s’épaissir et devenir lourde. Asmodée et Lucifer se retournèrent aussitôt vers Caïn.

Extérieurement, rien n’avait changé, il gardait un air sévère mais contrôlé. Cependant il était animé à l’intérieur d’une colère froide et dévastatrice qui pouvait se manifester à n’importe quel moment et de n’importe quelle façon.

Lucifer jugea plus prudent de l’éloigner de la foule et le prenant par les épaules, lui fit remonter le chemin pour rentrer.

-Du SANG il a dit ! DU SANG ! Répéta Caïn d’une voix excédée quand il fut assez loin pour ne pas être entendu.

-Je sais j’étais là ! Répondit Lucifer avec un sourire crispé avant de fixer Asmodée et de lui faire un signe de la tête pour qu’il les laisse seul.

Asmodée, ravi d’échapper aux coups de tonnerres qui se préparaient, annonça que s’il le cherchait il serait aux « Mamelles d’Aphrodite », l’un des plus grands bordels de la ville.

-Du sang… Je m’en vais te lui en donner du sang… Continua à marmonner Caïn sans montrer la moindre attention à son compagnon qui s’enfuyait.  Je me demande ce qui se passerait si je le saignai comme un cochon…

-La blessure se refermerait.

-Il n’attend rien pour attendre !  Qu’Hestia le prenne et l’envoi au Tartare !  Qu’il roule un rocher ou remplisse un tonneau percé ! Ou je ne sais quel supplice ! Mais qu’on m’en débarrasse !  

-Il est comme nous, il ne peut aller au Tartare.

Lucifer laissa Caïn maugréer des sentences tout le long du chemin jusqu’à ce qu’ils arrivent enfin à leur demeure. Passant le mur d’enceinte pour entrer dans la Cour, ils tombèrent sur Leviathan qui donnait une leçon de lance à Abaddon qui, arborant le casque à aigrette trop grand pour sa tête de son père, tenait une lance qui faisait le double de sa taille et de l’autre main un bouclier rond qu’il laissait reposer par terre.

Caïn était beaucoup trop préoccupé pour s’intéresser à quoique ce soit, c’est pourquoi Lucifer répondit d’un regard à celui inquiet de Leviathan et récupéra d’un geste son casque sur la tête de son fils qui gémit d’abord de désaccord mais qui se retrouva cloué sur place par les yeux intransigeant de son père.

Il laissa alors tomber sa lance et son bouclier et courut dans les jupes de Samaël qui s’entrainait avec le même équipement et qui posa une main sur l’épaule de son frère pour l’empêcher de faire un esclandre. L’expression courroucée de Caïn et celle sombre de son père ne lui disait rien qui ne vaille. C’était un jour à ne pas être dans leurs pattes.  

Alors qu’ils pénétraient dans la colonnade, ils virent Astaroth venir vers eux de sa démarche nonchalante. Surpris de les voir revenir si vite (et absolument pas de la disparition d’Asmodée), il renvoya les esclaves qui pressaient le raisin dans les ateliers et ceux-ci déguerpirent sans bruit, la tête baissée.

- Que se passe-t-il ? Demanda-t-il alors.

-Où sont les autres ? Le coupa Caïn, nerveux, en regardant tout autour de lui.

-Behemoth est à la vigne, Mammon s’est rendu au port s’assurer que notre dernière cargaison est arrivée, Azazel est comme d’habitude à la forge et Lilith tisse un nouveau péplos pour Samaël...

-Nous risquons d’avoir bientôt des ennuis, lui expliqua sobrement Lucifer sans avoir l’air énormément inquiet.   

Caïn lui attrapa soudainement le bras. Le grand brun tourna la tête vers lui, puis vers ce qu’il regardait.

L’autel de maison dédié à Hestia et qui contenait une petite lampe à huile que l’on s’assurait de tenir allumée jour et nuit s’éteignit alors comme sous l’effet d’un souffle et sa fumée s’éleva dans les airs, puis tourbillonna avant de plonger et de passer  devant les trois daïmons pour prendre la direction des escaliers.

Ils restèrent un instant perplexe puis Caïn hocha de la tête et partit en direction de la fumée. Lucifer fit mine de le suivre mais il dût y renoncer :

-Laisse, je m’en occupe.

Caïn grimpa les marches jusqu’à l’étage et sans un bruit se dirigea vers sa chambre. Là, ce n’était pas une fumée qui l’attendait, mais une femme d’âge mur drapée dans un long péplos blanc, un voile de la même couleur cachant de belles boucles noires sûrement agencée en une coiffure complexe.  Elle faisait les cents pas le long du mur du fond, visiblement agacée.

-Je vous souhaite le bonjour Hestia fille de Rhéa. Que me vaut le plaisir de votre visite en ma demeure ?

-Oh ne jouez pas à ce jeu avec moi, Caïn fils d’Adam. Vous savez pertinemment pourquoi je suis là ! Vous auriez tort de me provoquer car même si mon frère Zeus, vous tient en amitié, ce n’est pas le cas de tous les Dieux de l’Olympe !

-Je ne suis pas sans l’ignorer tout comme vous ne sauriez le faire à notre sujet. Vous n’avez aucun pouvoir sur mon clan, ainsi je ne vous conseillerais que trop de ne pas me menacer, vous qu’on dit si sage…    

Les yeux d’Hestia semblèrent soudain agités de flammes ardentes :

-Un membre de votre clan a tué mes servantes ! J’exige réparation !

-Et il sera puni, mais par MOI alors calmez votre fureur déesse du foyer.

-Je ne serais en paix que lorsqu’il aura quitté nos terres ! Tenez-le-vous pour dit ! Et si ce n’est pas rapidement le cas… Attendez-vous à subir les mêmes foudres. Je pense que vous ne tenez pas tant que ça à une guerre contre notre famille. Et vous seriez vraiment ingrat de nous l’imposer alors que nous vous avons accepté de plein grés sur notre territoire.

-L’auriez-vous fait si nous n’étions pas venu nous battre contre les Géants à vos côtés ? Répliqua ironiquement Caïn. Vous avez payé ainsi la dette que vous nous deviez. Aujourd’hui nous ne vous devons plus rien ! Si guerre il doit y avoir, il y aura ! Nous n’avons pas peur de vous.

-Je vois… Vous paierez un jour votre arrogance Caïn fils d’Adam…  En attendant je vous surveillerais ! La flamme ne se rallumera pas tant qu’il sera présent ! 

Et sur ses derniers mots, dans un geste de la main, elle disparut dans un nuage de fumée qui manqua d’asphyxier Caïn qui se précipita hors de la chambre pour respirer l’air qui venait de l’atrium.

Tout en toussant il remarqua Lucifer qui se tenait près de l’entrée, derrière lui.

-Tu ne me croyais pas capable de régler ça ?

Lucifer eut un sourire entendu et passa un bras e travers du torse de Caïn pour lui murmurer à l’oreille :

-C’est le travail d’un ange gardien que de veiller sur son protégé.  C’est mon devoir de te protéger…

-Humf, et quel travail… !

-A qui le dis-tu… Alors allons-nous faire la guerre ?

-A ton avis ?

-Qu’est ce qu’on attend alors ?

-La tombée de la nuit.

-Tu es bien trop gentil…

Caïn eut un rire railleur.

-Non, juste du respect pour une amie très chère. 

13 novembre 2011

Lililth

Lilith (Issu des mémoires de Caïn)

Ma route continuait inlassablement vers le Nord, fort de mes expériences précédentes qui m’avaient appris à ne faire que de très brèves haltes dans les villages ou toutes communautés rencontrées, soit pour manger une nourriture dont je n’avais pas besoin, soit pour m’apporter une protection inutile pour un temps de sommeil tout aussi vain.

Je n’éprouvais ni faim, ni fatigue, mais je crevais cependant de besoins constamment inassouvis. Rien n’était assez succulent, rien n’était assez désaltérant, rien n’était assez reposant.

Mais plus que tout, j’aspirais ne serait-ce qu’un bref temps à la compagnie des Hommes.

Sur la route l’ennui et la solitude étaient peut être le pire, comme me l’avait prouvé ma terrible expérience du désert et plus jamais je ne pensais à cesser commerce avec mes semblables.

Je n’avais jusqu’ici que très peu dévié de ma route, cependant une curieuse impression s’empara de moi un jour et je ne pus m’empêcher de quitter le chemin paternel pour entrer dans les terres, en direction de l’Est et d’un des grands fleuves qui inondaient les plaines fertiles du territoire des Akkad.

C’était comme une rumeur apporté par le vent, ou peut-être bien une odeur. Suave, épicée, avec une arrière saveur de sang… de fer ou de cuivre. Elle m’était agréable en tout cas, comme l’arôme d’un très bon vin. Et les battements de mon cœur, plus il me semblait approcher, augmentait de cadence comme si je m’apprêtais à revoir un être cher disparu depuis longtemps. 

Ce détour m’amena à un petit village très commun, un kaptu, comme ils disaient là-bas, planté sur une vallée près du fleuve. La végétation se faisait plus présente entre la petite palmeraie qui poussait au bord de la rive et des jardins aménagés. Les champs était en période creuse, ainsi ne voyait-on que quelques moutons et chèvres paissant sous le contrôle d’enfants. Et si les lieux semblaient respirer le calme et la tranquillité, je fus reçu par des chants de lamentations.

Au milieu des habitations, face à ce qui semblait être un autel sacré, plusieurs femmes étaient réunies sous les yeux secs et maussades de quelques vieillards et elles se balançaient de droite à gauche en émettant de longues plaintes. Je ne pouvais pas voir ce qu’elles entouraient mais la sensation que j’avais ressentie au bord du chemin embaumait les lieux comme un épais parfum.

Je n’éprouvais ainsi dire aucune peine à la vision de ce spectacle, mon attention était toute à la source de ce miasme qui m’exultait et me faisait sentir plus vivant que je ne l’avais ressenti depuis mon bannissement.

Mes appétits, mon gout de la vie, tout cela se réveillait et j’avais une furieuse envie de rire aux éclats.

Je me retenais à grands peine alors que l’un des vieux hommes s’avançait vers moi d’un air peu amène. Trouvait-il mes yeux étranges ? Ma chevelure curieuse ? Ou trouvait-il simplement que je n’étais pas assez intrigué ? Cela me consternait moi-même de n’éprouver qu’un intérêt très limité, et très glauque certainement, à la cause de toute cette tragédie.

En tout cas à part cela, il ne pouvait me trouver autres choses de bizarre car je contrôlais désormais très bien l’impression que je voulais donner à mes interlocuteurs et me présentant voyageur, il me jaugea un instant du regard avant de se détendre et de m’amener à la plus grande et la plus colorée des maisons.

Passant le rideau d’entrée, je me présentais au patriarche du village.

C’était un homme entre deux âges, au teint charbonneux, plutôt épais_ à moins que ce ne soit une impression donnée par sa tunique de lin et par ses innombrables parures, mélanges de plumes colorées, de bijoux de bronzes et de ces jolies pierres translucides que l’on aperçoit parfois dans le lit boueux des rivières.

Il arborait un visage sinistre et fermé, j’avais d’autant plus de mal à rester sérieux et à ne pas céder à l’euphorie qui me gagnait depuis la découverte des lieux.

« Etranger, si j’ai un conseil à te donner : reprend la route immédiatement pour trouver un nouveau toit car le nôtre est maudit ! »

Il s’inclina légèrement vers une sculpture placée dans une alcôve, représentant une femme nue ailée à pattes de rapaces. Mais loin de me faire reprendre mon bâton et mon sac, ces mots m’intriguèrent : étant moi-même une victime de malédiction, je m’intéressai naturellement à celle qui les frappait.

« Sans me montrer offensant, puis-je humblement vous demander de me raconter votre histoire ? »

Le Patriarche me dévisagea à son tour, comme pour chercher au fond de mes yeux dorés une trace de malignité, puis hocha la tête lentement :

« Notre histoire est la même que tous les kaptu qui nous précèdent sur le fleuve : la malédiction est comme un fléau qui bouge et se déplace au cours de l’eau. Voici notre troisième enfant qui succombe, victime des même maux_ les mêmes qui ont frappés la descendance des autres hameaux ! »

« Quelles sont ces maux exactement ? »

L’homme cilla, apparemment rétif, mais répondit cependant du bout des lèvres :

« Vidé de leur essence de vie. »

Il ne me fallut que quelques secondes pour comprendre qu’il me parlait de sang. Voilà donc d’où venait l’arrière-gout de fer.

« Egorgés ? Lacérés ? Il y a des blessures ? »

Ses mots roulèrent dans ma gorge avec, semblait il, un certain délice, mais heureusement il ne sembla pas s’en rendre compte et resta silencieux un moment.

« Aucunes blessures, étranger. Aucune capable de déverser tout le fluide vital dans sa totalité et laisser le corps blême… Sans aucune trace de ce qui l’a quitté. »

Voilà qui eut pour conséquence de me laisser coi. Mon interlocuteur sembla satisfait et prit tout son temps pour évoquer sa conclusion :

« C’est un châtiment divin… Nous avons dû offenser Sîn et elle nous punit en nous envoyant une Bête lunaire pour nous retirer les fruits de notre fertilité ! »

Il fut surement déçu de mon stoïcisme mais sachant ce que cachait les Dieux, ici en présence de Sîn, qui si je ne me trompais pas se nommait aussi Ishtar, je n’étais pas particulièrement impressionné. J’étais après tout sans Dieux ni Lois, si ce n’est la quelque autorité que pouvait avoir mon père. Pourquoi  craindre les Dieux s’il n’y avait plus de place pour moi dans leurs Royaumes. Je n’avais plus d’âme pour voler jusqu’à eux.

Comme j’insistai le patriarche m’autorisa à partager un repas avec sa famille et une autre étrangère arrivée il y avait peu, et à coucher sous leur toit.

En attendant le moment de se restaurer, je fis le tour du village, sans entrer cependant dans les autres foyers, mais je ne trouvais ni monstres surnaturels, ni la Source que je cherchai. Et les pleureuses ne cessèrent de se lamenter que lorsque les hommes du village rentrèrent. 

« Partis chasser la Bête » M’apprit-on, mais en vain apparemment. Je m’abstins en tout cas de tout commentaire car ma chasse avait été aussi peu fructueuse.

A battre la montagne, les hommes n’avaient pas pu ramener du gibier, ainsi le repas fut composé essentiellement de bouilli d’orge, de dattes séchées, de pois chiches, de lait de chèvre et de bière. Rien que d’ordinaire.

Le soleil rougeoyait lorsqu’on me présenta l’autre étrangère au village, alors que nous étions assis sur des nattes pour manger.

Ce que me fit cette femme, je ne l’avais jamais ressenti auparavant. Elle était vêtue et parée de façon plus raffinée que notre hôte, lapis lazuli, nacres et cornalines, laissant à penser qu’elle avait ou devait occuper une place importante au sein de l’Empire. Mais même sans toutes ces fioritures, elle était magnifique. Sa peau hâlée était sans défaut et luisait sous les rayons de lumière, ses membres étaient musclés comme il le fallait, assez pour présager la fougue dans les rituels de plaisirs, ses cheveux étaient de cuivres, remontés en haut de sa tête pour laisser s’échapper des boucles audacieuses, son visage avait des traits fermes, de caractère : de sa bouche aux lèvres épaisses appelant à s’y coller, à son regard franc et sans honte aux couleurs du crépuscule.

Audace, puissance, contrôle, voilà ce qu’elle dégageait.  Des valeurs que jusqu’ici je n’avais vu porté que par des hommes.

C’était contraire au vouloir de mon Créateur. Ma mère Eve et mes sœurs avaient toutes été des femmes discrètes, pudiques et respectueuses.

Elle s’appelait Lilith et elle venait d’une ville plus au Nord. Elle ne me dit rien de tout le repas, c’est la femme du patriarche qui me raconta son histoire.

Elle aurait quitté sa ville alors victime de la malédiction, afin de protéger son fils. Elle avait décidé de cacher ce dernier sous une toile noire afin que la Bête ne puisse pas le retrouver et s’était fait le devoir de prévenir les autres villages de ce qui allait leur arriver.

Pendant tout ce discours je cherchai son regard, ce qui était très inconvenant je l’accorde, mais plus je passais du temps en sa présence, plus j’étais persuadé que ce que j’éprouvais depuis que j’avais quitté ma route, venait de sa personne.

Etait-elle déesse en voyage sur Terre ? Créature non humaine ? En tout cas nous avions un point commun : nous n’étions pas comme les personnes qui nous entouraient.

Le repas se terminait dans une ambiance macabre alors qu’on m’expliquait plus précisément la façon dont avaient été perpétrés les meurtres. Je trouvais intéressant de connaitre la façon dont s’y était prise la créature pour ne laisser aucune trace derrière elle. Ni blessure, ni sang et à ce jour je n’avais jamais entendu parler de maladie qui avaient ces effets.

L’un des points intéressants était que, malgré le soin qu’on se donnait pour garder les enfants dans leur foyer, on avait trouvé tous les corps dehors. Cela donnait à réfléchir.

Lilith resta muette durant toutes ces explications, grignotant apparemment sans appétit quelques dattes, et me jetant des regards à la dérobée lorsque j’avais la tête tournée. Cela me prouva avec satisfaction que je l’intéressais autant qu’elle m’intéressait.

Je pris tout mon temps pour finir le repas, lui faisant honneur plus qu’à l’accoutumé, avant de quitter la demeure pour profiter des derniers rayons de soleil. Plus précisément je l’attendais, espérant qu’elle réagirait comme je l’avais escompté et serait la prochaine personne à passer le rideau.

Cela ne manqua pas et la jeune femme me chercha un instant avant de me découvrir légèrement caché par un pan de la bâtisse. Me rejoignant sans marque de timidité, mais d’un pas assuré, elle se planta à une distance respectable bien que cette distance en question semblait plus la chagriner que moi.

« Pardonnez ma curiosité mais puis-je m’enquérir de votre identité ? Notre hôte ne m’a donné que de très lacunaires informations… »

« C’est qu’il est sûrement sans intérêt d’en savoir plus. Je me nomme Caïn, je viens d’un lieu qui n’est plus mien et me rends dans un lieu qui m’est encore inconnu. »

« Je n’ai pu m’empêcher de penser que nous avions quelque chose en commun. » Répondit-elle dans un soupir sans expliciter exactement le fond de sa pensée.

« J’ai ressenti la même chose » Affirmai-je alors.

Réduisant soudainement la distance qui nous séparait, elle se plaça face à moi et posa une de ses mains, douce et tiède, contre ma tempe, tout en plongeant ses yeux dans les miens.

« Vous avez des yeux purement magnifique, on dirait de la citrine… »

Je sentais son souffle sur mes lèvres, et si ce que je ressentais à travers son corps me faisait me sentir remarquablement bien, il semblait que ce fut encore plus puissant pour elle. Ma présence proche semblait l’enivrer et dans ses yeux je lisais un désir si violent qu’elle me donna l’impression, si elle avait seulement pût, de vouloir me gouter puis me dévorer.

Elle semblait attendre un signe de ma part, circonspecte, pour avaler mon souffle et me faire partager le sien. Cependant une force plus forte l’en dissuada car elle se rejeta brusquement en arrière, tournant la tête vers l’ouest.

Suivant son mouvement je ne vu qu’une fine couverture de lumière bordant l’horizon qui s’estompait petit à petit, vaincue par les ténèbres.

Elle regarda ensuite d’un air inquiet en direction d’une des maisons du village et à ses mots je devinai qu’il s’agissait de celle où elle dormait.

« Je… Mon fils, je dois le rejoindre. »

Et sans un mot d’explication, elle s’arracha à regret de ma présence et couru retrouver son enfant. Je remarquai au passage en fixant la demeure où elle s’engouffra que quelque chose d’autre en émanait… Sans que ce soit elle. Son fils ? 

Tout aussi inédit et curieux avait été cette entrevue, je me montrai patient quant à la suite des évènements et me préparai à me coucher. Il était cependant clair à mes yeux que je ne me satisferai pas de quelques paroles échangées. Dussais-je rester plus longtemps en ce village et risquer par la même occasion d’y faire naitre des troubles… Bien que troubles soient déjà présents.

M’allongeant sur une natte et observant les différents tapis accrochés aux murs, je m’apprêtais à une nouvelle longue nuit à somnoler sans réussir à m’endormir, essayant de faire fi des ronflements des autres habitants. Au moins n’y avait-il pas d’enfants en bas-âge susceptibles de pleurer comme ce fut le cas dans de nombreux autres campements.

Tous les enfants avaient été rentrés à l’intérieur des foyers et plusieurs hommes montaient la garde près des entrées. J’étais curieux de savoir s’il y aurait une nouvelle victime et tendait inconsciemment l’oreille vers l’extérieur.

La nuit s’écoula cependant sans bruits particulier. J’en étais à penser qu’il ne se passerait rien quand ce qui flottait dans l’air de ce village sembla s’épaissir, passant de fragrances à marasme. Me redressant je risquai un coup d’œil en soulevant le rideau d’entrée_ quel risque prenais-je ! Moi qui suis capable de décomposer un homme en quelques minutes !_ et ne découvrit rien d’autre qu’une petite silhouette recouverte d’un drap noir qui trottinait vers l’un des gardes.

Sous ce déguisement je pouvais apercevoir des boucles blondes et les petites mains qui tenaient le drap en place me semblèrent bien pâles pour celui qui était le fils de Lilith.

Comment je le savais ? Il transportait avec lui cette impression, non pas celle d’un bon cru, mais plutôt d’une bière frelatée. Bien sûr c’était une image, il ne sentait pas la bière frelatée, mais c’était tout comme.

Je l’entendis s’adresser au garde et demander à rentrer dans la maison qu’il gardait car il avait peur dans la sienne. L’homme refusa et le conseilla de retrouver sa mère, mais le petit garçon abaissa légèrement le drap, laissant voir l’un des plus curieux regards qu’il m’eut été donné de voir, à part le mien peut être, celui-ci était écarlate comme des arilles de grenade.

Fixant l’homme dans les yeux, l’enfant refit sa demande d’une voix plutôt impérieuse tout en restant claire et légère. Il ne semblait pas accepter qu’on lui refusât quoique ce soit. L’atmosphère sembla s’alourdir un peu plus et se refermer comme un étau autour du petit garçon.

A mon étonnement, le garde, le regard vide, lui céda le passage et l’enfant rentra de sa démarche paisible, tenant toujours contre lui son manteau de fortune. 

Ne supportant pas de ne pas savoir ce qui se passait derrière les murs de terres de la demeure, je me levais et me faufilais dehors. L’homme devant mon foyer me salua d’un signe de la tête et me suivit du regard comme tout étranger que j’étais et je me précipitais derrière la maison en simulant une envie pressante.

Ah si seulement j’étais capable d’imiter l’enfant ! Heureusement pour moi celui qui gardait la maison semblait encore distrait. Je profitais d’un nuage assombrissant la lune pour entrer à mon tour sans un bruit.

A l’intérieur des murs, l’impression était presque aussi compacte que la bouillie d’orge qu’on m’avait servie. Si je la ressentais comme un arrière-gout désagréable, les résidents semblaient plongés dans des cauchemars, une sueur froide coulant sur leurs corps crispés.

La flamme du foyer avait été soufflée, il régnait l’obscurité dont j’habituais petit à petit mes yeux. Outre les gémissements des rêveurs, s’entendait un bruit que je reliais aussitôt à une déglutition. Quelqu’un était en train de boire.

Etant contre la seule source de lumière, il n’était pas possible que mes yeux la réfléchisse, mais la seule créature qui n’était pas endormie ouvrit les yeux et dans l’obscurité apparut deux orbe brillant comme du rubis.

J’aperçus alors la forme du petit garçon, recouvert de sa toile noire, avachi contre une petite fille inconsciente, la bouche ouverte contre son cou. A cet âge-là, on donnait rarement de tels baisers… J’avais devant moi la Bête lunaire, la plaie d’Ishtar, un petit enfant aux yeux de sang et aux canines acérées.

Il me fixa droit dans les yeux et me souffla d’une voix étrangement pure par rapport à ce qu’il était :

« Vas t’en et ne dis rien à personne ! ».

J’attendais, voir ce qui allait arriver, et j’eus le bonheur de me rendre compte que son pouvoir ne semblait pas marcher sur moi. Il sembla déconcerté et répéta son ordre plus fort. J’avais de moins en moins envie de partir et je me sentais tout euphorique. Quel que soit cette créature, elle m’était inoffensive.

Puis de rage, crachant comme un chat sauvage, il bondit sur moi pour essayer de me mordre. Mal lui en prit car comme pour empêcher un chien d’aboyer, je l’attrapais et lui clouait la bouche d’une main. Aussi fort qu’il pouvait être, je l’étais encore plus.

Le soulevant sous mon bras, gardant bien mes doigts pincés sur sa bouche, je laissais sa victime qui aurait peut-être une chance de survivre et emportais mon fardeau hors de la maison.

Sortir dans la nuit fraiche me fit le plus grand bien et sans un bruit je m’éloignais du kaptu vers la palmeraie. Arrivés près des palmiers dattiers, alors que je m’apprêtais à libérer ma proie, un craquement se fit entendre avec une voix :

« C’est toi mon fils ? »

Lilith sortit du couvert des arbres et se figea d’horreur en m’apercevant. Son regard coula de son fils à moi, puis de moi à son fils et comme si l’on venait de la frapper par derrière, elle s’écroula à mes pieds en pleurs.

« Je vous en prie, ne lui faites pas de mal ! Tout est de ma faute ! »

Elle releva la tête et j’eus la surprise de découvrir ses yeux aussi écarlate que ceux de son fils.

« Alors vous ne fuyez pas la malédiction, vous l’ameniez avec vous ! » Remarquai-je. « C’est fort mal avisé de votre part… »

« Mais que faire d’autre ? Nous sommes maudits… »

Mais loin d’écouter sa complainte je réfléchissais aux éléments du problème.

«  Votre fils boit du sang… Mais il peut fort bien le faire sur place… alors pourquoi les corps sont retrouvés dehors ? »

Lilith émit un gémissement plaintif, mais consentit tout de même à répondre en considérant que j’avais toujours son enfant sous le bras.

« C’est pour moi qu’il les amenait dehors… »

Regardant sa progéniture comme si je la maltraitais, je consentis à le lâcher et il se précipita dans les bras de sa mère.

« Que s’est-il passé ? Vous parlez de malédiction, mais les malédictions ne viennent pas toutes seules, elles nous viennent des dieux, je le sais mieux que personne car j’ai été moi aussi maudit. »

Caressant les cheveux blonds de son fils, Lilith fixa mes yeux comme fascinée, puis se força à baisser son regard.

« Non je suis loin d’être née ainsi. Je n’ai pas menti, je suis née plus au nord, mais cela fait un certain temps. J’étais aimée des gens de mon village, j’étais leur matriarche… Eh oui ! Cela vous étonne mais en autre temps, les femmes avaient aussi du pouvoir. Les choses ont changés, mais Ishtar reste toujours pareil, aussi homme que femme. »

Voilà qui était épatant ! Des matriarches ! Autres lieux, autres coutumes, mais tous les lieux que j’avais visité jusqu’ici avait été commandés par des hommes. Voilà qui expliquait néanmoins son aplomb.  

« Est-ce Ishtar qui vous a puni ? »    

« Non, c’est un dieu étranger amené jusqu’à moi par un homme qui voyageait à la recherche de quelque chose. Il n’en parlait jamais. C’était un homme magnifique, il semblait béni par son dieu, il avait un courage de lion, le sens des responsabilités, il travaillait bien et apprenait vite. J’ai eu le malheur d’être charmé par lui… Mais je savais qu’il repartirait. Je ne m’attendais cependant pas à ce qu’il émit le désir de m’avoir pour femme… J’aurais pût être tentée… Mais il y avait quelque chose chez lui que je ne pouvais pas supporter. Cette volonté de dominer. Me dominer moi plutôt que me prendre comme son égale… Son dieu devait être du même avis car il me punie de cette façon… »

« Quel était le nom de ce Dieu ? »

« Je ne sais pas, il ne le prononçait jamais, il disait qu’on ne devait pas l’invoquer… »

« …En vain, c’est ça ? » Finis-je en fronçant les sourcils.

« C’est ça, mais comment le savez-vous ? »

Pour l’instant je n’avais connu qu’un seul dieu dont le nom n’était pas prononcé. Les autres semblaient apprécier qu’on litanise leurs épithètes à longueur de journée.

« Parce que c’est aussi le mien. »

Elle retint son souffle, comme s’attendant à voir la foudre lui tomber dessus. Mais il y avait une autre chose que je devais mettre au clair :

« Cet homme, ne s’appelait-il pas Adam ? »

Elle me regarda alors comme si j’avais attrapé la Peste des marécages.

« … Co… Comment ? »

Nous étions peu nombreux à voyager si loin de nos terres.

« Adam est mon père. »

Ouvrant la bouche, elle arbora une expression mortifiée tandis que son beau visage mâte perdait ses couleurs au point de presque ressembler à celui laiteux de son fils. En tout cas, voilà qui était clair et si j’eus un instant l’envie de posséder cette femme, elle m’était totalement passé. Non pas parce qu’elle avait perdu sa beauté car même défaite elle restait aussi belle qu’une rose des sables, mais parce qu’elle avait eu des relations avec mon père.

Me penchant sur elle, je remis une de ses boucles, tombée sur son visage, derrière son oreille. Et de la voix la plus douce, je demandais :

« Pouvez-vous me raconter ce qui vous est arrivé ? »

Je devais être trop près de lui à son gout, car son fils s’agrippa à sa mère comme un petit singe et me foudroya de son regard de braise. Lilith, qui ne semblait plus quoi faire, hocha la tête machinalement et commença son récit :

« Après son départ… Le départ d’Adam, un voyageur est arrivé et je l’ai accueilli comme les lois d’hospitalité le voulaient. Il était très grand, c’est surtout de ça dont je me souviens, son visage… Je n’arrive pas à le remettre mais il a levé ses bras sur moi et m’a maudit. Il m’a annoncé que désormais je serais aussi stérile que les déserts du Sud, que les gens me fuiraient et que le sang de leurs enfants deviendrait le mien… Je n’ai pas très bien compris sur le moment, d’autant plus que j’ai découvert que j’étais enceinte… Mais les aliments ont commencés à ne plus avoir de gouts. Je suis devenu incapable d’entrer dans les maisons de mes voisins, comme s’il y avait un mur invisible… Je… Je me suis mise à errer la nuit sans trouver le sommeil, à la recherche de quelque chose dont je n’avais pas idée… Et quand je l’ai trouvé… C’était une petite fille de mon village… Mais qu’y puis-je ? C’est plus fort que moi, j’ai besoin de boire le sang des enfants… C’est pour ça que mon fils ne s’attaque qu’aux enfants et s’arrange pour les faire sortir de leur maison… »

« Il pourrait se nourrir sur les adultes ? »

Je préférais poser cette question plutôt qu’une autre qui me brulait les lèvres : cette créature de mauvais gout était-elle mon frère ?

« Oui, il est différent de moi. Si on l’invite, il peut entrer dans les maisons et il peut se nourrir de toutes formes de sang… »

« Alors il pourrait se nourrir de sang d’animaux… »

Cela m’écorchait la bouche de dire une telle chose. Evidemment en Egypte j’avais dû m’asseoir dessus, mais maintenant que j’avais le choix, les anciennes traditions consistant à ne pas boire de sang animal me revenait. Le sang était réservé au sacrifice… Mais je supposais que Mon Créateur préférait voir ingérer du sang animal plutôt que du sang humain. Mais en même temps… N’était-ce pas ce même Créateur qui avait maudit, assez injustement à mes yeux, Lilith ?

« Le sang animal a un gout infect ! » Répondit de façon plutôt insolente l’Enfant.

« Vous ne nous dénoncerez pas ? » S’inquiéta Lilith.

« Vous finirez par être découverte » Répliquai-je sans pitié en me relevant.

Il fallait qu’elle cesse de se voiler la face pour agir plus intelligemment. A quoi cela la menait-elle d’errer de village en village sans autre but que de trouver de nouvelles proies ?     

« Pas si nous quittons le village ce soir. »

« Les nouvelles vont plus vite que vous le pensez lorsqu’il s’agit de désastre. Un jour on vous démasquera et vous arriverez dans un de ces coins perdus et ils seront tous là pour vous accueillir et vous détruire. »

« Que pouvons-nous faire alors ? »

« Voir plus grand. »

Je fis quelques pas, observant à l’est la nuit s’éclaircir. Il restait encore du temps avant d’apercevoir le soleil et l’idée qui m’était venu devait être annoncée avant.  Bien que l’Enfant me déplaise au plus haut point, Lilith semblait être une femme plutôt intelligente quand elle n’était pas en train de protéger sa descendance. Et en plus de ne pas sembler sensible à ma malédiction, nous avions énormément de chose en commun.

Evidemment cela demanderait un peu d’aménagement. Il faudrait les nourrir, mais ce ne serait pas si difficile que ça.

Comme elle me regardait sans comprendre, je me retournais :

« Voyager de contrées en contrées, trop vite et trop loin pour que les rumeurs vous suivent. Je vous propose de m’accompagner et de chercher avec moi un lieu où nous serons chez nous, où nous ne serons plus chassées à cause de nos différences. »

« Vous accompagner… » Commença Lilith apparemment partagée entre être rassuré et les difficultés que ça entrainerait.

J’entrepris de mettre à plat ses doutes, enthousiasmé que je l’étais de mon idée. Ne plus voyager seul ! Enfin ! Nous pourrions passer pour une famille de marchand, échanger un des bijoux de Lilith contre un cheval et avancer plus vite et dans de meilleures conditions !

« Je vous trouverez des villages pour que vous puissiez avoir du sang. » Terminais-je.

« Il y a un problème. » M’annonça aussitôt Lilith en serrant plus fort son fils contre elle. « Addu ne peut pas voyager le jour et il fait peur aux animaux. ».

Voilà qui était contrariant, tout comme l’existence de cet enfant en fait.

Elle m’apprit alors qu’il était né la nuit, un jour d’orage violent. C’est pourquoi elle l’avait nommé du nom du dieu de l’orage. Dès le début elle avait su qu’il y avait quelque chose de bizarre chez lui : à peine l’accoucheuse s’était-elle empressée de le signaler mort-né qu’il avait poussé son premier cri. Et pourtant la vieille femme avait raison, quand elle l’avait pris dans ses bras elle l’avait trouvé froid comme une pierre et pire que tout : on ne sentait pas son cœur battre !  Il se portait pourtant très bien jusqu’à ce que le soleil se lève. Alors que les rayons frappèrent le nourrisson, sa peau se mit à rougir et lui à pleurer : le soleil lui brûlait littéralement la peau. C’est pourquoi elle l’emmitouflait dans un drap noir qui protégeait sa peau et ses yeux de la lumière et qui en plus, accumulait la chaleur, ce qu’il appréciait. Cependant il lui était difficile de voyager sous son drap et la lumière finissait par l’affaiblir.

« Le mieux serait encore de l’abandonner à quelques personnes, il est hors de question de ne voyager que de nuit. Surtout si on doit passer un certain temps à chasser pour vous. »

« Hors de question que j’abandonne mon fils ! » Piailla t-elle alors et l’Enfant de vociférer à nouveau comme un animal. « De plus comment pouvez-vous penser à cela. C’est… C’est aussi votre frère ! »  

Je ne sais quel tête je fis, je sais seulement qu’intuitivement j’avais laissé tomber ma garde, et Lilith et l’Enfant se recroquevillèrent, terrifié, comme un brin d’herbe sous le soleil.

Je dû m’obliger à me reprendre mais en tout cas Lilith savait qu’il valait mieux pour elle de ne plus rappeler cette horrible évidence.  

Moi ! Le frère de cette espèce de cadavre ambulant !

Mais n’étais-je pas moi-même une espèce de cadavre ambulant ? A ne pas vieillir, à ne pas mourir… L’image de ma main coupée du reste de mon bras se reconstituant d’elle-même me revenait avec angoisse.

Il me fallut prendre sur moi-même.

« Très bien, il vient. Mais nous voyagerons quand même de jour. S’il est trop faible pour marcher… » Je fis une grimace avant de continuer : « … Je le porterais ! ».

Lilith définitivement rassuré se fendit en remerciement et je la conseillais d’aller chercher ses affaires pour partir avant le lever du soleil. Néanmoins, avant de récupérer mes quelques effets, je me retournais vers elle pour lui préciser :

« Au fait, autant que vous soyez au courant puisque vous aller m’accompagner : Si j’ai été maudit… C’est pour avoir tué mon frère ! »

6 août 2010

Histoire 2: Xezbeth

Chapitre 2 : La dernière bataille.

 

 

Theowulf accueilli la nouvelle avec autant de calme qu’il le pouvait. Il ferma les yeux et serra les poings fortement.

Mindas-Farwen était tombée.

Il venait tout juste d’être rapatrié en urgence de la dernière bataille, une méchante plaie courant de haut en bas de son torse. Les sages faisaient ce qu’ils pouvaient pour le guérir mais la lame qui l’avait touché était empoisonnée et ils ne connaissaient aucun remède à ce venin.

-C’est ce maudit démon blond là… Comment s’appelle-t-il déjà ? Ah oui Irvain… Irvanim… Enfin bref un nom bizarre ! J’aurais dû me méfier de sa consistance faiblarde ! Ragea-t-il alors qu’il souffrait et que ses yeux brillaient de fièvre.

-Père, calmez vous ! Intervint Arunya en plongeant à son chevet, attrapant dans ses petites mains celle crispée de son père. Tout espoir n’est pas perdu, il reste encore plusieurs guerriers et magiciens valables… Il reste moi aussi ! Rappelez-vous de la rune père ! Rappelez-vous de Fehu !

-Fehu… Oui … Oh ma petite… Serais tu capable d’invoquer les géants des glaces pour nous ?

-Je le ferais avec votre autorisation père ! Contre des dieux, seuls d’autres dieux peuvent combattre !

-Ce ne sont pas des dieux ma fille ! S’exclama Theowulf scandalisé, ce sont des démons ! C’est ce qu’ils nous ont dit ! Ce n’est pas encore le Ragnaröck !!!

-Oui père.

Le roi se calma peu à peu et sombra dans un sommeil agité. Arunya remonta ses draps sur ses épaules et le laissa aux bons soins des sages venus des quatre coins de la planète.

Moins d’un an avait passé. Des mois de batailles interminables où leurs troupes avançaient sur les démons pour reculer ensuite par deux fois. Des milliards d’âmes vaincues et massacrées tandis que les rangs ennemis restaient inchangés. Mindas-Reath et Mindas-Farwen n’étaient plus que des champs de morts et de ruines. Les quelques habitants restants s’étaient cachées dans les montagnes et les forêts et vivaient dans la crainte d’être retrouvés par ces loups assoiffés de sang.

Les pourparlers n’avaient au final servi qu’à leur faire connaitre leur ennemis car ce qu’ils voulaient était un objectif clair et précis qui ne semblaient pas pouvoir être marchandé : la conquête du système de Sion et à plus grande échelle, de tout le Niflheim.

Que faire contre cela sinon résister ? Même s’ils se rendaient, les démons continueraient leur avancée en massacrant tout ce qui se trouvait sur leur passage. Et les dieux étaient apparemment occupés à intervenir dans d’autres systèmes…

La petite fille se décida à réinterroger les runes, mais elle obtint à nouveau la même réponse. Thurisaz, Gebo… Et toujours Fehu… Qui s’appliquaient toutes à elle. Cependant, la combinaison de ces trois là la laissait perplexe et elle ne comprenait pas ce que son avenir lui réservait. Pourtant elle aurait tellement aimé aider son père…

La petite fille retourna dans sa chambre, tourmentée, et s’assit sur son grand lit couvert d’une grande fourrure blanche aux reflets argentés. Elle laissa courir ses doigts dans les poils soyeux tout en cherchant un moyen de gagner la victoire.

Ces démons devaient bien avoir un point faible, tout le monde à un point faible... Ils ressemblaient à ces vieilles histoires d’horreur que lui racontaient les guerriers, celles avec des morts qui se mettent à bouger d’un seul ordre des dieux pour se battre à l’infinie contre leurs ennemis. Les épées les traversaient mais ne leurs faisaient rien puisqu’ils étaient déjà morts… Peu importe qu’ils aient des membres coupés puisqu’ils ne ressentaient pas la douleur…

Mais ces démons connaissaient la douleur et ils n’appréciaient guère de perdre un bras puisqu’ils allaient le chercher pour se le recoller comme si rien ne s’était passé… Les décapiter était une bonne technique puisque cela  les laissaient sur la touche jusqu’à la fin du combat, attendant qu’un de leur congénère pense à recoller les deux morceaux…

Les bruler était inefficace… Les noyer aussi… Peut être que s’ils se faisaient dévorer par un Flei… Mais il faudrait attirer une bonne centaine de ces gros carnivores poilus, ce qui risquait de causer plus de pertes du côté des guerriers que du côté démons…

Le seul moyen qu’ils leur restaient était de les enfermer vivant en espérant qu’ils ne se libéreraient jamais. Et pour ça, ils allaient devoir faire appel à une magie très puissante et instable qu’Arunya était loin de totalement maitriser.

Elle posa une main sur sa joue, se rappelant alors le jour où elle avait parlé avec un des démons… Le grand qui s’appelait Xezbeth.

Malgré sa tétanie due à la présence du démon,  elle se souvenait que ses doigts étaient chauds, tout comme les siens en ce moment.

Vivantes sans sembler l’être…

Ces créatures étaient un véritable mystère.

***

Lorsque le jour se leva, Xezbeth se félicita de l’absence de chute de neige, bien qu’il n’y fût pour rien. La plaine devant laquelle il avait décidé d’établir le camp hier ressemblait à un immense tapis scintillant. Face à eux se trouvait aussi deux falaises couverte de glaces où l’on devinait sculpté six grands hommes barbus assis contre la montagne.

Mindas-Thish semblait être la planète de Sion au climat le plus clément, plus proche de l’étoile, elle semblait même bénéficier de quelques rares rayons de lumière. Mais ce n’était pas le cas aujourd’hui : comme depuis qu’ils étaient arrivés sur les Mindas, d’épais nuages grisâtres couvraient le ciel d’un plafond uniforme.

Il aperçut alors Mechviel qui revenait de son inspection, fendant l’air tel un rapace et atterrissant dans une gerbe de neige prés de son seigneur.

-Alors ?

-Ca y est, on dirait que notre bon vieux roi Theowulf s’est décidé à lancer tout ce qu’il reste de son armée, annonça le brun en repliant ses ailes. Ils sont à peu prés un millions de guerriers et une trentaine de ces gros mammouths sans trompes. J’ai cru apercevoir au passage plusieurs magiciens…

-La bataille décisive ! Enfin ! S’exclama Irvaïm qui nettoyait avec soin son épée. Le roi devait être mal en point, non ? Je l’ai touché la dernière fois !

-Oh, ces hommes là sont des durs à cuir, répliqua Mechviel en se dirigeant vers un grand panier dont il sortit plusieurs serpents qui s’accrochèrent à lui. Mais le poison de mes bébés doit forcément lui faire souffrir le martyr !

Il attrapa l’un de ces animaux et l’obligea à ouvrir la gueule, dévoilant ses deux crochets et sa langue fourchue. Irvaïm tendit son épée et laissa la bête mordre dans le pommeau et remplir sa lame de poison.

-Est-ce qu’elle était avec eux ? Demanda finalement Xezbeth qui se tenait aussi immobile que les statues de glaces.

-Ta petite princesse ? Je ne sais pas si elle va prendre part au combat mais elle se tenait au côté de son paternel, répondit Mechviel d’un ton distrait.

-Dites aux autres qu’ils peuvent encore se reposer, annonça le seigneur en humant dans le vent l’odeur du fer, de la fumée et des vapeurs animales et humaines.

-Les fragrances de la Guerre, continua t’il en se délectant d’avance des combats à venir.

Ses deux seconds se levèrent et ordonnèrent aux autres démons de se préparer au combat. Il n’y avait cependant pas grand-chose à préparer puisqu’ils avaient cessé de porter leurs grosses armures, jugées ici inutile. Ils récupérèrent leurs armes, certains étirèrent leurs muscles et leurs ailes, tandis que d’autre faisait craquer leurs articulations.

Ils s’avancèrent alors dans la plaine, mettant de la distance entre leur campement et le champ de bataille avant de se placer en formation de triangle.

Xezbeth cherchait encore l’utilité des formations mais le Grand Prince semblait y tenir… Par nostalgie sûrement…

Il regarda sa petite cinquantaine de démons qui attendaient, l’air tranquille ou frémissant d’impatience. Plus d’une trentaine d’entre eux étaient des démons de basse classe, à peine capable de penser clairement par eux même, récemment transformé, ils étaient encore sous l’entière emprise de Xezbeth et plongés dans leurs vices et leurs désirs. Les autres étaient plus vieux et bénéficiaient de plus d’autonomie et de contrôle sur eux même.

Quoiqu’il en soit, ils lui obéissaient tous et formaient à eux seul un bataillon capable de défaire n’importe quel armée, peu importe sa taille.

Et justement, l’armée qui se présentait à eux était impressionnante. En bas des falaises et sur bien un kilomètre commencèrent à apparaitre des petits points, de plus en plus nombreux, suivis des mammouths bleues qui se disposèrent en rangées. En haut de la montagne de glace, d’autres points apparaissaient, moins nombreux, mais redoutable : les magiciens préparaient leurs sorts.

-A première vue, je dirais qu’ils n’y a que des guerriers à pieds et les archers sont tous perchés sur les grosses bestioles… Et puis il y a les magiciens en haut… C’est eux qui vont nous poser des problèmes, annonça Mechviel.

-Ne t’en occupe pas Mech, commença Xezbeth, mais n’oubliez pas, interdiction de toucher à la princesse Arunya. J’en fais mon affaire !

-Oui, oui, je m’en doutais…

Le bruit d’un cor résonna dans la vallée et les petits points noirs se mirent à avancer telle une marée de pétrole sur une mer de glace. Xezbeth leva la main et donna l’ordre de commencer l’attaque. Les démons déployèrent leurs ailes et s’envolèrent, fendant la bise glaciale pour entrer dans le combat. Ils évitèrent les flèches qui se mirent à pleuvoir sur eux, tout en gardant leurs positions, se déplaçant dans une harmonie équivalente à celle des migrations d’oiseaux. Certains démons se mirent alors à lancer des sorts et des boules de feu foncèrent dans le camp ennemi avant d’être arrêté par les boucliers magiques que venaient de lancer les magiciens en haut de la falaise. A présent, ils étaient assez prés pour voir nettement les hommes habillés de peaux de bêtes et de fourrure, courir vers eux avec la rage au corps, tout en hurlant et en brandissant leurs armes.

Xezbeth pouvait au moins leur reconnaitre un mérite : ils ne connaissaient pas la peur de mourir. Cependant, s’il n’y avait pas la peur, il y avait la haine et celle-ci augmentait les pouvoirs des démons aussi bien que la terreur.

Il esquissa un petit sourire, avant de faire signe au détachement de Mechviel. Celui-ci et cinq démons se séparèrent alors du groupe, grimpant en altitude, pour se diriger vers les magiciens. Les autres foncèrent avec allégresse dans la vague qui s’élevait contre eux.

Il n’y eut pas vraiment de choc, Xezbeth décapita d’un tour de main le premier homme qui lui tomba dessus et s’éleva un peu pour laisser la vague s’écraser sur du vide alors qu’il perçait un trou dans celle-ci. La formation s’écarta de façon à créer une vingtaine de foyer de combats pour un million d’hommes. Du haut des mammouths, les archers continuaient à les cribler de flèches, mais même si elles touchaient un démon, celui-ci ne semblait pas y faire très attention. Ainsi, au bout d’une heure de fauchage, Xezbeth avait bien une vingtaine de flèches plantées dans divers points de son corps, la plupart dans ses ailes qui lui servait de bouclier. C’est d’ailleurs avec l’une d’elle, qu’il arracha d’un mouvement vif de sa cuisse, qu’il énucléa l’un de ses adversaires qui tentaient de le prendre par l’arrière, avant de le mettre définitivement hors d’état de nuire en le tranchant en deux, faisant jaillir un nouveau flot de sang. Sous ses bottes, la neige avait prit une couleur écarlate.

Dans divers points de la bataille, des hommes se battaient contre leurs propres alliées, plus faible que leurs confrères, les ténèbres qui accompagnaient les démons leur avait fait complètement perdre le sens des réalités et faisait ressortir ce qu’il y avait de pire et de mauvais en eux.

Irvaïm, toujours très rapide, était en train de s’occuper d’un des mammouths bleus, plongeant sa large épée dans l’une des pattes massives de l’animal. Aussitôt l’animal poussa un cri rauque de douleur et alors que le démon blond sortait son épée sans difficulté, la patte de l’animal se déchira en deux, attaquée par l’acide produite par l’arme et alors que le sabot restait à terre, le pachyderme s’effondra sur le flanc, écrasant tous les guerriers qui se trouvaient sur sa trajectoire et entraina dans sa chute tous les archers.

Mechviel regardait d’en haut le champ de bataille qui semblait être tout à leur avantage. Il avait encore une de ses épées plantée dans le thorax d’un homme couvert d’une longue fourrure blanche qui se teintait petit à petit de cramoisi. Il retira l’arme et tourna alors son regard vers la petite fille qui se tenait au milieu des corps morts de ses compatriotes et qui continuaient à crier des mots inconnus qui semblait se répercuter en effet magique. C’était ainsi que devait marcher leurs magies.

-Ca ne sert à rien, vous allez perdre et toi tu perds ton temps ! Vous feriez mieux de vous rendre ! Lui lança-t-il en se rapprochant d’elle et en plantant ses deux épées dans la glace.

La petite fille se déconcentra alors de la bataille et lui jeta un regard noir. Puis, comme si elle prenait elle aussi conscience du désastre, elle fronça les sourcils et respira fortement avant d’écarter les jambes et de se tenir immobile un moment contre le vent, sa longue tresse bleue volant derrière elle.

Elle rabattit soudain sa tête, levant les yeux au ciel et leva les bras, avant de se mettre à réciter une série de mots sans reprendre son souffle ni bouger :

-…Raidho ! Naudhiz ! Fehu ! Ansuz ! Isa ! Thurisaz ! Raidho ! Naudhiz ! Fehu ! …

Soudain un cercle de magie apparut sous elle et alors qu’elle continuait à répéter la série de mots, le sol se mit à trembler et Mechviel dû se retenir à ses armes.

En contrebas, les six géants qu’ils avaient crus sculpté dans la glace se mirent à bouger et à se lever de leur trône.

-Oh sacrebleu ?!?! C’est quoi ces gros tas de glace ?!?!

Xezbeth se demanda exactement la même chose lorsqu’une immense montagne de glace se mit à bouger devant lui, faisant trembler le sol à chacun de ses pas. Le cor meugla et les guerriers restant se mirent aussitôt à battre retraite, passant sous les jambes de glaces des géants. Un démon tenta de les rattraper, volant dans leur direction, mais l’un des colosses l’arrêta d’un mouvement de la main, l’envoyant violemment voler jusqu’à l’autre bout du terrain et s’écraser sur leurs tentes. 

-Mmh… Oh on dirait que ça se facilite…

Il prit à son tour son envol, évitant ainsi de se faire embrocher sur les doigts en forme de gigantesques stalactites quand le géant voulut l’écraser de sa main comme un vulgaire moucheron.

Il monta jusqu’au visage grossièrement taillé de la créature et dû aussitôt éviter le souffle glacé qui sortit de sa bouche. Malheureusement il ne fut pas assez rapide et ses jambes, touchées par le froid glacial, se recouvrirent de gel.

Il serra les dents de fureur et de douleur tout en se gardant hors de portée du souffle.

Il eut néanmoins plus de chances que les démons qui furent capturé par les mains des géants : il les voyait être petit à petit recouvert de glace alors qu’ils essayaient vainement de s’échapper de l’étreinte, jusqu’à finalement être complètement incorporé par leurs agresseurs, prisonniers de leurs corps de banquise.

Voyant cela, la colère de Xezbeth s’en retrouva décuplée. Alors comme ça ces vulgaires paysans avaient trouvé une solution pour se débarrasser d’eux… La seule qui leur soit possible… Autrement dit les emprisonner…

Cependant l’invocateur, car il ne pouvait s’agir que de ce genre de magie, ne pourrait pas tenir très longtemps, surtout s’il lui mettait la main dessus…

Il redescendit et chercha à se faufiler derrières les géants, évitant habillement, en volant en piquet ou en tournoyant, leurs attaques. Au passage il remarqua alors qu’Irvaïm était en difficulté. Il était coincé au sol, ses deux ailes couvertes d’une épaisse couche de gel qui l’écrasait de son poids. Xezbeth se posa à terre et accourut vers le jeune homme.

Enfin, pour lui, ça restait toujours un jeune homme. Difficile de chasser la vision du jeune voleur sans scrupule qu’il avait rencontré à Babylone.

-Irvaïm !

-Seigneur Xezbeth ! Je suis désolé, je n’ai pas réussi à m’échapper à temps et cette bouse de neige m’a eu…

-Si tu as encore le cran de faire des jeux de mots stupides, c’est que tu es sur l’article de la mort…

Le démon l’aida à se redresser et attrapa sa taille fine pour le jeter sur son épaule. Il s’envola en supportant sans trop de problème le poids en plus, tout en étant content qu’il ne s’agisse pas de Mechviel, qui lui, pesait un âne mort.

Il se dirigeait vers les falaises pour retrouver ce dernier lorsqu’il aperçut de qui venait tout ses problèmes actuels.

La princesse Arunya se tenait dans un cercle de lumière qui la faisait paraitre encore plus petite et frêle que lorsqu’il l’avait rencontré il y avait de cela presque un an. Au milieu de tout ce blanc et ce rouge, elle ressemblait à une créature divine sur lequel les évènements n’avaient aucune emprise.

Xezbeth n’avait jamais été humain, il était né ange. Il avait longtemps observé les êtres humains du haut du ciel, cherchant à comprendre ce qui les animaient, cherchant à comprendre leurs passions, pourquoi ils riaient, pourquoi ils pleuraient, ce qu’était le plaisir, ce qu’était le désir… Les anges ne ressentent presque rien et ils ne sont rien. Du moins ils n’étaient rien tant que Dieu existait.

Lorsque Lucifer s’était opposé à Dieu, il l’avait suivi, il était tombé avec lui, il était devenu un démon en espérant qu’il pourrait enfin ressentir quelques sentiments transcendant. Il avait expérimenté de nombreuses choses, mais malgré cela, il continuait à ne rien ressentir, rien à part la colère. Quand les autres anges n’eurent aucun mal à jouir de leurs nouveaux sens, lui il avait l’impression d’être resté dans un bloc de glace. Il pensait qu’un peu de compagnie pourrait changer cela et il avait trouvé Mechviel, mais l’étincelle n’eut pas lieu. Alors il commença à mentir, à mentir aux autres, à se mentir… L’ange de la vérité était alors devenu le démon du mensonge.

Il avait définitivement renoncé à toute émotion forte puisqu’il était condamné à ressentir tout tiède. Qui aurait pût croire qu’il lui faudrait aller dans un pays aussi froid que son cœur pour éprouver enfin le tumultueux étranglement du désir ?

C’était la première fois qu’il désirait posséder quelque chose au point d’oublier tout ce qui l’entourait.

Il la voulait. Pour lui, rien que pour lui. Il voulait l’enfermer dans un endroit d’où elle ne pourrait jamais lui échapper. Il voulait la posséder et s’emparer de tout son être, de son corps jusqu’à son âme.

Ses yeux s’étrécissaient alors qu’un sourire vrai venait effleurer ses lèvres. Alors c’était donc ça… Voila donc pourquoi les Hommes étaient capable du pire…

Il déposa Irvaïm sur un coin de la falaise et fit signe à Mechviel un peu plus loin, de reprendre le combat. Celui-ci récupéra ses deux épées et vola dans sa direction, les sourcils froncés.

-Pourquoi seigneur ? Il vous suffit de briser le cercle de cette mioche et l’invocation sera rompue !

Il tressaillit en sentant soudain l’épée de son seigneur et maître contre sa gorge.

-Ne l’appelle plus jamais comme ça… Le menaça Xezbeth. Et nous n’allons certainement pas aller au plus simple. Comment veux tu qu’ils nous craignent s’ils s’aperçoivent que nous avons un point faible ? Le Grand Prince n’apprécierait certainement pas ce genre de victoire.

-Il a raison Mech… Répliqua Irvaïm en se mettant en position assit. Aide-moi à dégeler mes ailes et je repars au combat !

-J’en aurais fini avant cela, annonça Xezbeth avec un reniflement dédaigneux.

Il plongea de la falaise avant de déplier ses ailes, planant en direction des géants de glace.

-Il… n’a pas menti, remarqua Mechviel en préparant un sort de feu.

-J’ai entendu…

Ils observèrent le démon foncer en piqué sur l’un des géants et lui trancher le bras de son arme. Ce dernier tomba à terre avec un bruit sonore. Il rejoignit alors les démons qui avaient échappé à la congélation et leur donna des ordres. Tous descendirent alors au sol et récupérèrent des morceaux de bras, de jambes, voire même une tête des guerriers qui avaient succombés sous leurs coups. Ils se mirent alors à tracer un immense cercle de sang autour des créatures tout en évitant leurs assauts.

-Je vois, il va leur faire gouter à la magie des démons… Commenta Irvaïm en remuant intuitivement l’aile qui était en train de fondre.

Dans ce cercle, les démons commencèrent à tracer des symboles, mais pour le final, c’est Xezbeth qui évita avec adresse les géants pour se placer au centre et se tranchant le poignet sur le fil de son épée, il fit jaillir son sang circulairement tout autour de lui, terminant l’élaboration du cercle magique.

Entretemps les autres démons avaient désertés le périmètre et lorsque le sang de Xezbeth rentra en contact avec le sang des victimes, le cercle se mit à briller, enfermant les créatures en son sein.

Puis le démon souleva son immense épée et la tenant à deux mains, il l’enfonça de toutes ses forces dans la terre avec un cri bestial, tombant un genou à terre. Le sol se mit soudain à trembler sous les géants qui essayaient en vain de quitter le cercle pour continuer leur travail, les glaces se fissurèrent suivant le tracé brillant, s’écartèrent en grondant, s’élevèrent en rugissant, s’entrechoquant, créant des gouffres sans fond d’où se mirent à s’élever des souffles ardents venant tout droit du centre de la planète.

Au milieu de cet enfer se tenait le démon qui n’avait pas bougé, protégé par son sang, il semblait se trouver dans l’œil d’un cyclone.

-Disparaissez misérables créatures !

Les géants de glaces dégringolèrent dans les failles créées par ce sol qui ne cessait de se mouvoir pour mieux absorber leurs victimes, avant de se refermer sur elles à tout jamais, redevenant peu à peu la plate et tranquille étendue de neige.

Le cercle disparut et Xezbeth se releva avec lenteur, essoufflé et complètement épuisé. Il porta à sa bouche son poignet pour pouvoir lécher le sang qui avait continué à s’écouler lors du sort et qui commençait à peine à se refermer.

Il avait utilisé énormément d’énergie pour se débarrasser de ces empêcheurs de tourner en rond, mais il lui restait encore des choses à faire. Le gout de son sang lui donna un coup de fouet et il se promit de dormir une semaine d’affilé une fois qu’il aurait Mindas Thish à sa botte.

Une partie des soldats et le roi était reparti par les falaises pendant que la princesse invoquait leurs protecteurs. S’apercevant de sa défaite, ils devaient sûrement être en train de se replier dans la forteresse de Viriam. Il retira son épée du sol et fit rapidement un inventaire de ses troupes, constatant avec agacement qu’il en avait perdu la moitié. Dont quelques uns qu’il avait commencé à apprécier. Pour les autres, il s’en fichait, il n’avait jamais manqué de disciples : êtres humains, humanoïdes et non humanoïdes, quelques races exceptées, le mensonge était universel.

Et quelques autres exceptions qui confirmaient la règle, songea Xezbeth en levant les yeux vers la falaise où se trouvait la petite fille qui s’était effondrée, tant de fatigue que d’ébahissement, elle aussi haletante.

Mechviel atterrit prés de lui, il tenait par un pan de manteau l’un des cadavres de magicien et le lui tendit :

-Tiens.

Xezbeth hocha la tête avant de mordre sans hésitation dans le cou du mort pour se mettre à aspirer son sang. Il soupira de contentement en se sentant récupérer des forces alors que son lieutenant le regardait sans cacher son admiration :

-C’est la première fois que je vous vois utiliser la Haute Magie… C’était purement impressionnant ! J’ai hâte du jour où je pourrais faire de même…

-Je n’avais pas le choix, grommela son seigneur en s’arrêtant un instant de boire, nous avons de la chance d’avoir eu à faire à des Dieux mineurs, contre Odin ou Thor, on aurait pas eu d’autres choix que de s’enfuir la queue entre les jambes… J’en connais deux qui doivent morfler en ce moment…

Il n’eut pas trop de peine à imaginer Asmodée et Balthazar en pleine galère. Cependant s’il savait qu’Asmodée s’en sortirait, étant plus puissant que lui, il se doutait que le démon du feu, lui, devait ne pas en mener large… Déjà qu’il n’avait pas arrêté de râler pendant tous le voyage… Si seulement il avait accepté d’être un peu plus docile envers le Grand Prince, ce genre de galère ne lui serait pas arrivé… Bien que Xezbeth ne pouvait s’empêcher d’être impressionné par la capacité de résistance du rouquin. Lui, il n’était pas sur d’être capable de résister à Caïn si ce dernier insistait sur un ordre. Par chance, le Grand Prince n’avait jamais été particulièrement attiré par lui. Il avait eu juste le malheur qu’il se soit souvenu de lui lorsqu’il avait élaboré cette mission…   

-A quoi êtes-vous en train de penser ?

-A des choses perverses.   

-Tiens, au fait, votre petite princesse est en train de s’enfuir…

Le cadavre fut jeté sans ménagement à terre et Xezbeth, ragaillardi, pût enfin battre des ailes pour décoller et rattraper la fugitive avant qu’elle ne retrouve son père.

Ou qu’elle le retrouve, ça n’avait aucune importance, il se fraierait un chemin dans le sang. Volant au dessus de la falaise qui courait sur plusieurs dizaines de kilomètres, il repéra un point bleu qui courait dans la neige, tantôt trébuchant, tantôt s’écroulant. Il était évident qu’elle avait épuisé toutes les ressources impressionnantes de son petit corps.    

Il plongea en piqué, tel un hibou sur une souris, et en moins de temps qu’il fallut à la princesse pour se retourner, il attrapa la jeune fille et la souleva dans ses bras.

-Attrapé ! Lança t’il d’un ton victorieux, tandis qu’Arunya était pétrifiée d’horreur.

Incapable de bouger, incapable de penser, écrasée par son aura, elle lui faisait penser à un petit lapin terrorisé. Mais ce n’était pas pour ça qu’il allait la lâcher.

-Je t’avais dit qu’on se reverrait.

Il sentit alors un déplacement d’air et sut que son armée venait d’atterrir prés de lui.

-Très bien, allons nous emparer de leur forteresse maintenant !

***

Arunya eut comme un blanc. Bien que ce ne fut pas à proprement parler un blanc, plutôt un décrochage, avec de longues secondes qui s’écoulèrent comme des minutes.

Cela lui rappelait le jour, où en dépit de tout avertissement, elle s’était aventurée sur la glace qui recouvrait la mer de la troisième Mindas. Personne ne savait exactement combien de créatures grouillaient dans les profondeurs marines de la planète, mais l’on savait que la plus grande partie qui osait mettre le nez à l’air libre était très dangereuse.

Elle avait à peine 6 ans à ce moment là et elle s’était trouvée toute émerveillée lorsqu’une ombre gigantesque et menaçante était passée sous ses pieds là où la glace était plus fine. Elle savait qu’elle ne risquait pas de passer à travers, mais il ne lui était pas venu non plus à l’idée que la bête aurait pût, elle, briser le fin rempart qui les séparaient. Quoiqu’il en soit, la forme avait passé son chemin et c’était dans un trou de forme ronde qu’elle avait aperçu une nouveauté. Elle ne s’était pas trop approchée, car son père lui avait expliqué qu’il arrivait souvent aux enfants trop curieux de glisser et de tomber dans ces trous percés dans la glace. La plupart en mourrait d’ailleurs. Donc elle s’était tenue à quelques distances, observant la tête verte qui était immobile, très légèrement dans l’eau, de forme triangulaire, plate, et pourvue de fossés et de bosses, ses grands yeux noirs étaient plissés et fixés sur un point de la banquise.

Arunya n’avait pas pu voir sur quel corps se tenait cette tête mais elle avait trouvé dans tous les cas que ce poisson était très bizarre.

Elle avait tourné son attention sur le gros lézard des neiges que la bête aquatique fixait. Ce dernier regardait aussi le trou, les narines dilatées et les yeux grands ouverts, et semblait ne pas savoir quoi faire, tentant d’aller à droite, puis renonçant et tentant à gauche.

Ce lézard était lui aussi bizarre, avait constaté Arunya en gloussant.

Son rire s’était étranglé brusquement lorsque la tête du poisson s’était propulsée sur le lézard dans un mouvement éclair, découvrant un très long cou qui s’était déplié ; les crocs tranchants de l’animal s’étaient alors refermés sur le reptile dans une étreinte mortelle.

Le cou s’était replié aussi rapidement qu’il s’était déployé, emportant avec lui le cadavre du lézard que le poisson avala tout rond en deux bouchées.

La petite fille se rappela avoir été dégoûtée par ce spectacle, mais au lieu de s’enfuir retrouver la terre ferme, elle était restée bêtement accroupie sur la glace et s’était tétanisée lorsque le poisson, une fois sa proie gobée, s’était tourné vers elle, la regardant de ses yeux à la lueur mauvaise.

Arunya avait alors comprise se qu’avait ressenti le lézard : Etait t’elle dans son périmètre de chasse ? Le cou de l’animal était-il assez long pour l’attraper et l’entrainer avec lui dans l’eau ?

Après avoir vu l’animal en action, elle savait qu’elle n’aurait pas le temps de s’éloigner, au moindre mouvement de sa part, le cou s’étendrait à une vitesse foudroyante…

Elle avait eu alors terriblement peur, n’osant plus bouger malgré l’envie qu’elle avait de s’enfuir en hurlant, ne pouvant rien faire, quoiqu’elle tentait elle était morte… Des larmes d’effroi s’étaient mises à couler de ses yeux alors que la bête continuait de la fixer d’un regard cruel.

Et c’était ce qu’elle ressentait à présent, dans les bras du démon. Elle était à nouveau face au monstre des trous. Sauf que cette fois-ci, sa mère n’était pas là pour la sauver… Et ce dernier avait refermé sa mâchoire dentelée sur elle et l’emportait au fond de l’eau. Et elle ne pouvait rien faire.

Tant qu’elle se trouvait en contact direct avec le démon, elle ne pouvait penser à rien d’autre que la peur qui l’envahissait tout entière, inexpliquée, stupide, mais bel et bien réelle. Elle ne voyait pas son château être dévasté, elle ne voyait pas les gens qui l’avaient toujours entourés mourir sous ses yeux. Elle ne voyait pas la forteresse tomber et son univers à elle s’effondrer.

Elle prit conscience de tout cela uniquement lorsque le démon la déposa à terre et la lâcha. Elle faillit ne pas tenir sur ses jambes mais la vision de son père, le visage émacié, les yeux rougeoyants de fièvre, ne tenant que grâce à son épée, lui donna l’électrochoc nécessaire pour courir vers lui et le prendre dans ses bras.

Etrangement, elle était encore en vie et le démon n’avait pas semblé vouloir la retenir.

-Père ! Vous êtes dans un tel état ?! Vous n’allez pas vous battre alors que vous souffrez encore de ce poison ?

-Calme toi Arunya… Répliqua son père d’une voix sifflante et basse, c’est tout ce qu’il me reste en dehors de toi. Nous avons combattu vaillamment mais nous sommes quand même tombés… Lorsque je serais mort, tu seras la dernière à pouvoir perpétrer notre lignée et récupérer notre royaume…

Il passa sa main sur son cou et ses doigts s’emparèrent d’une chaine qu’il brisa pour la tendre à sa fille. A son bout pendait le pendentif que portaient les rois de sa famille depuis un millénaire. Un rond d’or incrusté de quatre pierres précieuses polies en perles.

-Non père…

Elle voulu repousser son présent mais il le lui mit de force dans la main :

-Je sais que c’est un lourd fardeau pour une personne si jeune, je… Je regrette Arunya.

Il la lâcha et avança d’un pas décidés vers Xezbeth qui avait lui aussi sorti son épée.

-NOON PERE !

A présent il ne lui restait plus que lui. Comment pourrait-elle vivre toute seule ?

-Fuit ! L’entendit t’elle dire avec calme alors qu’il se plaçait face à son ennemi.

-Non…

-Obéis au dernier ordre de ton père !

- Vas-y, ma petite, obéis aux ordres de ton géniteur ! De toute façon tu ne cours pas assez vite pour nous échapper ! Lâcha Xezbeth. Mais ça peut t’épargner de voir des choses que tu n’as pas envie de voir !

Cette phrase chassa toute la tristesse qui envahissait Arunya et indignée, elle releva la tête avec orgueil et se tint droite à sa place, le ton acide :

-Sachez Monstre, que nous, les enfants d’Yggdrasil ne craignons ni la guerre, ni le sang, ni la mort. Si vous tuez mon père, je serais fière de lui et pour lui car il ira rejoindre Odin en Asgard !

-Asgard n’est qu’une des nombreuses galaxies qui compose le Groupe d’Yggdrasil, nous finirons par l’avoir elle aussi… Commenta Xezbeth avant de se tourner vers le roi : dans ce cas, devrais-je vous tuer une deuxième fois ? Ou irez-vous à ce moment là ?

-Que Hraesvelg vous perce les yeux ! Rugit simplement l’homme en s’élançant courageusement sur la silhouette immense et tout en muscle du démon.

Il fut rejeté en arrière. Retrouvant son équilibre pour éviter de tomber, il puisa dans ses dernières forces à la vue imminente de sa mort et aperçu_ ou peut être rêvait t’il ?_ deux jeunes femmes magnifiques, habillées de voiles sous leur armures, lui sourire sous leur casque ailés, voletant au dessus des démons, invisibles et délicates.

Il remonta une de ses mains sur le pommeau de l’arme, s’assurant ainsi une meilleure prise, et dans un cri magistral, fendit l’air de son épée. Xezbeth fit de même et cette fois-ci les deux lames ne se rencontrèrent pas.

Sous le regard faussement confiant d’Arunya, le sang jaillit. Elle avala difficilement sa salive en essayant de ne pas suivre le trajet que faisait la tête de son père jusqu’à ses pieds. Et elle resta immobile, les jambes fermement ancrée au sol. Elle ne savait pas de quoi elle avait l’air à l’extérieur, mais à l’intérieur, elle était toute glacée. C’était comme si tout d’un coup son corps avait cessé d’émettre de la chaleur, comme si elle s’était transformée en statue de glace. Elle ne pouvait plus bouger. Elle ne voulait plus bouger.

Parce que ça pourrait faire repartir le temps. Parce qu’elle n’aurait pas d’autres choix que d’accepter la mort de son père.

Son père…

Elle sentit alors un doigt se poser sur sa joue et remonter jusqu’à ses yeux. Reprenant conscience de ce qui l’entourait, la petite fille fit un mouvement en arrière, tomba sur les fesses et s’éloigna aussi vite qu’elle le put en rampant du démon.

Elle se rendit compte alors que ses joues étaient mouillées de larmes. Xezbeth porta distraitement son index à sa bouche pour lécher la larme qu’il avait recueillie et sourit. Comme d’habitude, avec ce sourire atrocement vrai, qui se lisait dans les yeux, mais qui était faux. Terriblement faux. Il avait recueilli dans la bataille une estafilade qui lui barrait le torse mais qui commençait déjà à se refermer.

-Pour quelqu’un censé être fier de son père, je te trouve tristement morose, lança t’il.

-Ce… C’était mon père ! Répliqua-t-elle en sentant sa colère rejaillir, faisant fondre l’iceberg dans lequel elle s’était enfermée. Vous n’êtes que… Que des MONSTRES !

Elle se rappela alors du poignard qu’elle avait coincé dans sa ceinture et se demanda si en visant bien, elle pourrait lui faire du mal.

-Un monstre, hein…?

-Et je préfère mourir avec honneur sur l’instant plutôt que de rester une seconde de plus avec vous !

Dégainant son petit poignard, elle fonça sur lui et le lui planta en plein cœur de toutes ses forces. Etre aussi prés de lui était insupportable, elle se sentait à nouveau comme immergé dans une eau glacée. Il aurait du reculer, tressaillir, mais il n’en fit de rien et entoura l’enfant de ses bras, la serrant plus contre lui et faisant ainsi rentrer plus profond le poignard en lui.

Arunya, elle, était figée de terreur. A nouveau face au monstre du trou. Elle sentit l’haleine du démon contre son oreille :

-Oh non, princesse Arunya, vous n’aurez pas ce plaisir, vous resterez en vie tant que je le désirerais et vous serez bien obligé de vivre avec des « MONSTRES » comme vous le dites. Tout comme ce système que je viens de conquérir au nom de notre Grand Prince, vous êtes mienne.

Il lâcha la petite fille tétanisée, arracha avec mépris le poignard pour le jeter à terre et se redressa pour regarder en direction de ses deux seconds :

-Que l’un de vous deux envoie un démon dresser notre drapeau sur la plus haute tour ! Et je pense que nous avons bien mérité une petite fête, sortez moi quelques uns de ces serviteurs que nous avons jetés en prison, qu’ils nous préparent quelque chose !

-Je m’en occupe, fit Mechviel, un sourire hautement réjouie à cette idée.

-J’imagine que nous repartons dés demain pour un autre système ? Fit Irvaïm en jouant avec son épée.

-Oui, le Grand Prince ne sera satisfait que lorsque le Niflheim sera sous sa coupe. Et nous devons rejoindre Asmodée et ce crétin de Balthazar de l’autre côté… Mais tu ne viens pas avec nous.

-Quoi ?! S’exclama le blond en sursautant. Et pourquoi ça ?!? C’est parce que je n’ai pas réussi à vaincre les géants des glaces ?

-Non, c’est parce que j’ai confiance en toi et que je voudrais que tu gardes le système de Sion en mon absence…

-Enfin un mensonge, même s’il fait pale figure, cracha Irvaïm, ce n’est pas sur le système que vous voulez que je veille, c’est sur cette gamine… Pourquoi ?

-Je ne me l’explique pas. C’est comme ça c’est tout. Je ne veux pas qu’elle quitte ce château. Je veux qu’elle soit à la même place lorsque je reviendrais.

-Et pour ça vous engagez quelqu’un qui sera fou de jalousie !

-Au moins je sais que tu n’essaieras pas de te la faire !

A la suite d’une soirée de réjouissance auxquelles Arunya n’assista pas, enfermée dans sa chambre, folle de chagrin et folle de rage, Xezbeth et une partie de sa troupe partit de Mindas-Thish en laissant quelques démons derrière lui.

Il disparut de la vie d’Arunya.

Du moins pendant huit années.

Publicité
1 2 > >>
Les Mémoires de l'Ombre
Publicité
Publicité